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Le Requiem de Verdi par Teodor Currentzis à la Philharmonie de Paris – Vérité première – Compte-rendu

Entrée dans la salle, et première surprise : le plateau est presque vide. Changement de lumières ; les musiciens entrent en scène, choristes et instrumentistes mêlés, hommes et femmes tous dans un même costume – une sorte d’ample robe noire qui rappelle la tenue de popes orthodoxes. Tous (sauf les violoncelles) restent debout. Impressionnante verticalité – la même que celle de Salzbourg (Requiem de Mozart, visible sur Youtube) ou de Hambourg (Tristia de Philippe Hersant) (1) avec un effectif plus fourni. La seconde surprise arrive avec le premier geste du chef, si sobre qu’on le remarque à peine. D’où diable sourd ce premier mot ce Requiem, requiem, requiem aeternam blafard, chanté par le chœur « sous la voix » (sotto voce) – quasi-imperceptible ? Du travail de l’oreille, du charisme du chef ? De l’engagement pendant le concert de ces quelque deux cents musiciens, tous pris dans cette fantastique fresque sonore que brossera ce chef à la direction si étonnement charismatique (1). Concert ? Le terme est impropre. La voie empruntée par Currentzis à la tête de ses troupes de Perm transforme ses auditeurs en spectateurs, eux aussi engagés. On n’a jamais entendu un début pareil, à la fois si ténu et juste, étouffé en même temps que si timbré – côté choc, ce n’est qu’un début.

Teodor Currentzis © Carole Parodi
 
Après le Kyrie, avec son beau déploiement des solistes, le Dies Irae, est pris – comme le sera le Sanctus – dans un tempo d’enfer ; les mots prononcés (irae, illa, tremor) ne sont pas chantés, ils nous explosent à la figure. Sentiment étrange – et si rare – d’entendre pour la première fois ce Requiem célèbre, où plusieurs grands chefs, comme C-M. Giulini ou C. Abbado (Requiem du centenaire à Berlin en 2001) ont déjà imprimé leur marque. Pour le spectateur, que d’électrochocs … comme cette phénoménale discipline des instrumentistes de Perm qui, avant la première entrée de la voix de basse sur mors stupebit, les fait s’arrêter net, au bord du gouffre (triple forte/silence/triple piano/silence), ou encore comme ce miraculeux équilibre entre tension et légèreté dans le recordare , avec cette pure transparence du salva me choral juste avant … Et quel legato de la soprano Zarina Abreva (membre d’un quatuor vocal où figurent par ailleurs Hermine May, René Barbera, Tariq Nazmi) à son entrée dans l’Offertoire (huit longues mesures d’un mi aigu chanté triple piano au-dessus de la mêlée), son hallucinant libera me s’achevant sur un et timeo chanté sur un mi aigu quadruple piano qu’aucun spectateur de la Philharmonie de Paris – à l’acoustique si idéale pour une œuvre de ce genre—ne peut oublier …
 
Ce ne sont là que quelques « arrêts sur image » d’une célébration musicale qui a fait se suspendre le temps le 26 mars dernier. Comme le remarque Claire Delamarche dans le programme de salle : « Verdi a écrit son requiem pour les vivants, non pour les morts ou pour Dieu. Et l’œuvre n’est pas théâtrale ; elle n’est que profondément humaine. » Il y a un mystère Currentzis : adhérente à la partition au point de faire corps, et de faire corps à la fois à ses deux cents choristes et instrumentistes et aux plus de deux mille spectateurs, cette direction qui peut sembler théâtrale, débarrasse, en fait, ce chef-d’œuvre de toute théâtralité extérieure. Et lui rend sa vérité première. Qui est de nous mettre face à nous-mêmes. C’est peu dire que nous éprouvons une gratitude ad aeternam à l’égard de tels musiciens menés par un tel chef.
 
Stéphane Goldet

(1) Lire le CR : www.concertclassic.com/article/tristia-de-philippe-hersant-sous-la-direction-de-teodor-currentzis-hambourg-un-opera-pour
 
Paris, Philharmonie de Paris, 26 mars 2019
 
Diffusions à venir (enregistrement à Milan, le 12 avril 2019) : jeudi 9 mai à 14:10 et dimanche 12 mai à 18:10 sur Mezzo ; mercredi 15 mai à 18:30 et vendredi 17 mai à 07:30 sur Mezzo Live HD

Photo © Anton Zavyalov
 

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