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Le Palais Royal en l'hôtel de Poulpry – Tel Beethoven chez le prince Lobkowitz – Compte-rendu

Qui n'a rêvé de remonter le temps et de se retrouver, dans les conditions mêmes de cette époque pionnière, témoin du tournant symphonique insufflé par le jeune Beethoven ? Expérience musicale certes « faussée », car nos oreilles ont entendu depuis deux siècles de musique, mais néanmoins des plus séduisantes et vivifiantes. C'est exactement ce que Le Palais Royal et son chef Jean-Philippe Sarcos ont proposé lors de trois soirées : deux dans l'historique Salle de l'ancien Conservatoire (1), où le compositeur et chef d'orchestre Habeneck dévoila au public parisien les Symphonies de Beethoven – avant d'y créer la Fantastique de Berlioz (2) ; la dernière, avec le même programme, en l'hôtel de Poulpry, rue de Poitiers (devenu en 1923 La Maison des Polytechniciens) : deux hauts lieux d'histoire où la formation instrumentale et vocale déploie pour la troisième année sa saison musicale.
 
Juste reflet de cette thématique, le programme était sous-titré « Le temps des héros », avec tout naturellement, en première partie et sous le signe de Prométhée, la Symphonie n°3 de Beethoven, Eroica, dont la première audition publique eut lieu au Theater an der Wien de Vienne en 1805, mais qui avait été entendue en avant-première (privée) dès le mois d'août 1804 chez le prince Joseph Franz von Lobkowitz, son dédicataire (à l'instar des Quatuors de l'Opus 18 ou du Triple Concerto), puis en décembre chez le banquier Würth. Et Jean-Philippe Sarcos de faire remarquer, dans sa traditionnelle introduction, que les deux salons contigus de l'hôtel de Poulpry offrent exactement les mêmes dimensions, relativement modestes en regard d'une salle de concert, que celui du prince Lobkowitz – l'un pour l'orchestre (debout), ici constitué de trente-trois musiciens sur instruments anciens, l'autre pour l'assistance.
L'heureuse surprise fut de constater combien cela sonnait grand sans jamais assourdir ou saturer – ce qui ne manquerait de se produire sur instruments modernes –, comme si l'impétueuse plénitude s'ingéniait à repousser les limites physiques pour générer l'exact espace sonore requis. Certes, le manque de recul bride les possibilités de contraste dynamique et les effets de distance, bien que sans entraver la dramaturgie de l'œuvre ni altérer l'échelle des nuances, tout, du pianissimo au fortissimo, se révélant d'une extraordinaire et presque tactile proximité – avec à la clé une redoutable mise en lumière de la moindre partie instrumentale.
 
Cette proximité, au sein d'une approche à juste titre juvénile et fougueuse, permit d'apprécier d'autant mieux le tour de force collectif et individuel des musiciens, également la saveur de leurs timbres. Ainsi des cordes (en boyau – attaques d'une séduisante « âpreté », quand les cordes en métal tendent à lisser ligne et harmoniques), en particulier dans l'introduction à découvert de la Marcia funebre, dont le grain ferait presque croire à un tempérament ancien, avec son lot de frottements – mais non, ainsi que confirmé par Tami Troman, premier violon, le tempérament restant de type bien tempéré, pour un diapason intermédiaire ; ou des cors, sur le fil constant d'un risque résolument assumé, d'une saisissante bravoure dans le trio médian, « en fanfare », de l'Allegro vivace (Scherzo) ; et de l'orchestre tout entier, galvanisé dans la fulgurante chevauchée fantastique, presque all'ungarese, au cœur du finale. Exaltant, mais aussi singulièrement instructif pour resituer l'œuvre dans un monde alors en plein bouleversement.
 

Tami Troman (à g. ) et Vannina Santoni (à dr.) © DR
 
La seconde partie, non moins ambitieuse pour la soliste, fut une réponse entièrement mozartienne à l'héroïsme prométhéen, versant féminin. À ceci près que si l'homme cherche à faire montre de sa bravoure, la femme, en témoigne Fiordiligi, n'a d'autre choix que de défendre son honneur et sa condition – héroïne malgré elle. Fiordiligi ouvrit donc le feu : air « Come scoglio » de Così fan tutte, avec sa fameuse et redoutable amplitude de registres. Pour incarner l'héroïne, la soprano Vannina Santoni, d'une ardeur aussi conquérante que maîtrisée, tout aussi surexposée, à la jonction des deux salons contigus, que les instrumentistes. Souffle long magnifiquement réparti, franchise d'un timbre aux harmoniques denses, à l'appui d'une tessiture sans ruptures et d'une coloratura affirmée, pour un impact dramatique, même hors contexte scénique, d'une belle autorité. S'ensuivit le chœur « Che del ciel, che degli dei » de La clemenza di Tito, selon l'heureuse formule goûtée lors d'un précédent concert du Palais Royal (3), des membres de l'Académie de Musique étant placés à l'arrière de l'assistance et se levant soudainement pour chanter, le public étant pris entre chœur et orchestre.
 
L'un des moments les plus intenses fut l'air de concert « Non temer amato bene » avec violon solo, Vannina Santoni rivalisant de pure vocalité avec l'archet virtuose de Tami Troman : un même farouche et à la fois tendre engagement, jubilatoire, une irrésistible présence. Après quoi retentit le chœur « Amanti costanti » des Nozze di Figaro, délicieux pied de nez à l'homme réputé tout-puissant – à la gloire, si l'on peut dire, d'un comte Almaviva obligé de piteusement renoncer au supposé droit de cuissage. Fragile victoire de la femme-héroïne, tempérée par le récitatif et air de la Comtesse à la constance blessée – « E Susanna non vien !… Dove sono i bei momenti » des mêmes Nozze. Ultime temps fort d'un programme imposant où la grâce et la vaillance de Vannina Santoni trouvèrent dans les musiciens du Palais Royal, aussi remarquables d'aisance dans leur rôle d'accompagnateurs grand format que dans la symphonie, un soutien d'une chaleureuse et enveloppante éloquence.
 
Michel Roubinet
 
Paris, hôtel de Poulpry, lundi 13 avril 2015
 
 
(1) On lira avec intérêt, sur le site Hector Berlioz, l'article consacré par Pierre-René Serna à cette salle mythique :
http://www.hberlioz.com/Paris/P-RSerna.htm#3
 
(2) « Chef d’orchestre à l’Opéra jusqu’en 1846, il eut à diriger les premières d’ouvrages importants tels que La Muette de Portici, Le Comte Ory, Guillaume Tell, Robert le Diable, La Juive, Les Huguenots ou Benvenuto Cellini » – François-Antoine Habeneck (1781-1849), par François Bronner, Éditions Hermann, Paris 2014.
 
(3) Lire le compte rendu du 7 février 2015 :
www.concertclassic.com/article/le-palais-royal-interprete-haendel-au-conservatoire-dart-dramatique-radieux-compte-rendu
 

Sites Internet :
 
Le Palais Royal – Jean-Philippe Sarcos
http://le-palaisroyal.com
 
Saison musicale de Poulpry
http://le-palaisroyal.com/saison-musicale-de-poulpry
 
Vannina Santoni
http://www.vanninasantoni.com
 
Photo © DR

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