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Le Disque de la Semaine (+ Streaming 20 avril) – « Proust, le concert retrouvé » par Théotime Langlois de Swarte et Tanguy de Williencourt (Harmonia Mundi) – Compte-rendu

1907 : la période apparaît très importante dans le parcours créateur de Marcel Proust, qui se lançait alors dans l’immense chantier de la Recherche. L’année fut aussi marquée par un événement mondain et musical dont l’écrivain était l’initiateur. Son souvenir nous vaut l’une des plus séduisantes parutions discographiques de ce début 2021 : « Proust, le concert retrouvé » par Théotime Langlois de Swarte et Tanguy de Williencourt, dans la collection « Stradivari/Musée de la musique » d’Harmonia Mundi ; un enregistrement formé de pages de Hahn, Schumann, Fauré, Couperin et Wagner.(1)
 

 

R. Hahn - A Chloris (extr.)

Mais revenons au point de départ. 1er juillet 1907 : l’été offre un visage on ne peut moins avenant ; Paris grelotte « sous une pluie glaciale qui rappelle les plus mauvais jours d’hiver. »(2) C’est la date que Marcel Proust a retenue pour organiser en l’honneur de Gaston Calmette un dîner suivi d’un concert dans un salon de l’hôtel Ritz. A quelques jours de son 36e anniversaire, l’auteur de Jean Santeuil entend remercier le directeur du Figaro qui accepte de « prendre [ses] longs articles peu aux goûts du public ».
Quelques invités triés sur le volet sont conviés à un dîner « parfait », comme Proust le qualifiera deux jours plus tard dans une lettre à Reynaldo Hahn (3). Pleine de détails, cette précieuse – et savoureuse ! – missive a permis la reconstitution, pratiquement à l’identique, du programme musical imaginé par l’écrivain.
 

Edouard Risler (1873-1929) - Musica mai 1903 © Coll. part.
 

G. Fauré - Sonate n° 1, Allegro molto (extr.)

« Je n’aime, je n’admire, je n’adore pas seulement votre musique, j’en ai été, j’en suis encore amoureux » : datés de 1897, les mots de Proust à Fauré soulignent la place que l’auteur des Barcarolles occupe dans son panthéon musical. La participation du maître à la soirée du Ritz est même prévue mais, fatigué par les concours de fin d’année du Conservatoire de Paris (dont il a pris la direction en juin 1905 à la suite de l’«affaire Ravel »), il déclare finalement forfait. Moyennant un cachet de 1000 francs, Proust parvient à décider Edouard Risler de le remplacer. Le pianiste, un proche de Reynaldo Hahn, célèbre pour avoir donné l’intégrale des Sonates de Beethoven à Pleyel deux ans plus tôt, partage ce soir-là le clavier avec Marguerite Hasselmans, musicienne et femme chère (très !) au cœur de Fauré depuis leur rencontre en 1900 ... Quant au violon, il est tenu par Maurice Hayot, professeur au Conservatoire.
 

G. Fauré - Nocturne n° 6 (extr.) 
 

Le principe de la collection Stradivari d’Harmonia Mundi est de permettre aux interprètes de jouer des instruments conservés au Musée de la musique de la Philharmonie de Paris.(4) Dire que Théothime Langlois de Swarte et Tanguy de Williencourt ont été gâtés pour la réalisation de leur projet proustien relève de la litote. Le premier a dans les mains le « Davidoff », Stradivarius de 1708 (le premier instrument du luthier crémonais entré dans la collection du musée, en 1887), jadis propriété de Vladimir Alexandrovitch Davidoff (1816-1886), militaire et violoniste amateur russe installé à Paris. Quant à Tanguy de Williencourt, il démontre une fois de plus ses affinités avec les claviers anciens. On se souvient qu’il a participé il y a deux ans, sur un Pleyel de 1841, à un programme intitulé « Une soirée chez Berlioz » (pour cette même collection Stradivari), aux côtés de Stéphanie d’Oustrac et Thibaut Roussel. Cette fois, il touche un magnifique queue Erard de 1891, le  « petit modèle » n° 1 du célèbre facteur, très prisé dans les salons et idéal en la circonstance.
 

Théotime Langlois de Swarte et Tanguy de Williencourt, le 27 mars, pendant le tournage pour Philharmonie Live au Musée de la musique © Claire Gaby
 

R. Wagner / F. Liszt - Mort d'Isolde (extr.) 

Quelques mois après un merveilleux disque intitulé « The Mad Lover », réalisé avec Thomas Dunford (Harmonia Mundi), Théotime Langlois de Swarte apporte une nouvelle preuve de son art ­– et de son éclectisme ! De la musique baroque (on le connaît bien comme membre du Consort de Justin Taylor) à des répertoires très récents, le violoniste apporte à tout ce qu’il touche une poésie et une justesse de sentiment qui signalent un interprète hors du commun.
Dès l’arrangement de la mélodie A Chloris de Hahn, placée en ouverture de programme, le caractère tout à la fois lyrique et diseur de son jeu emporte l’adhésion. Pièce de résistance, la 1ère Sonate en la majeur op. 13 de Fauré ne comble pas moins par l’intensité du dialogue qui se noue avec Tanguy de Williencourt. Aigu lumineux et jamais clinquant, riche médium, basses bien sonnantes mais point envahissantes (ce dont la musique du Français souffre souvent sur les piano modernes) : qu’un tel instrument convient bien au langage fauréen ! Le pianiste se montre totalement complice de son partenaire, attentif à la moindre inflexion de l’archet. Admirable duo : par son engagement dénué d’esbroufe, il exprime tout le suc expressif d’une partition de jeunesse (de 1775-76, elle est l'œuvre d'un Fauré de 30 ans), ardente et lumineuse. On cède autant au charme intense de la Berceuse ou d’Après un rêve, du même auteur, comme à celui de L’Heure exquise de Hahn, pièce dans laquelle le grain sonore de T. Langlois de Swarte nous vaut un magique moment.
 
Côté piano solo, le résultat s’avère tout aussi convaincant, que ce soit avec Schumann (Des Abends, d’une belle intériorité), Chopin (Le Prélude op. 28 n° 15, implacable dans sa progression dramatique), Couperin (Les Barricades mystérieuses, gorgées de secrète tendresse), Fauré (un Nocturne n° 6 d’un style et d’une prégnance admirables) – puisse T. de Williencourt revenir vite à ces deux derniers auteurs de façon plus développée ! – ou encore Wagner/Liszt (une Mort d’Isolde pleinement vécue, aussi saisissante qu’étrangère à l’effet virtuose).
 
Un bonheur ne vient jamais seul : le « Concert retrouvé » de Théotime Langlois de Swarte et Tanguy de Williencourt vient d’être filmé au Musée de la musique, avec le concours de Michel Fau en récitant. Une captation à découvir en streaming à partir du 20 avril sur Philharmonie Live (5).

 
Alain Cochard

30/03/2021 

(1) Harmonia Mundi HMM 902508
 
(2) Selon le Figaro du 2 juillet 1907
 
(3) reynaldo-hahn.net/lettres/07_123.htm
 
(4) Fermé en ce moment, le Musée de la musique reste accessible pour une visite virtuelle : artsandculture.google.com/exhibit/mus%C3%A9e-de-la-musique/TAKiqDIFw98kJg?hl=fr
 
(5) « Proust, le concert retrouvé », disponible à partir du 20 avril 2021 sur : live.philharmoniedeparis.fr/concert/1122595/salon-marcel-proust-theotime-langlois-de-swarte-tanguy-de.html
 

 
Photo : Théotime Langlois de Swarte et Tanguy de Williencourt, le 27 mars, pendant le tournage pour Philharmonie Live au Musée de la musique © Claire Gaby

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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