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Le cap Wagner - Une interview de Sophie Koch

A peine remise de ce triomphal Werther où elle partageait l'affiche avec Jonas Kaufmann, Sophie Koch retrouve la scène de la Bastille (du 4 au 28 mars) en interprétant pour la première fois Fricka dans L'Or du Rhin de Wagner. Rossini et Mozart désormais abandonnés, la belle mezzo française se consacre aujourd'hui à Strauss, à l'opéra français et à Wagner, qui marque une nouvelle étape dans sa carrière menée depuis le début sans la moindre fausse note.

Est-il facile de s'extraire d'un succès comme celui que vous avez rencontré tout récemment avec ce Werther mis en scène par Benoît Jacquot et dirigé par Michel Plasson, encensé par le public et la critique ?

Sophie Koch : Non, c'est assez difficile car l’oeuvre est très prenante émotionnellement ; ce serait bien moins compliqué s'il s'agissait d'une opérette ou même de Rheingold que nous répétons en ce moment. Nous avons tous éprouvé une grande nostalgie au moment de nous séparer, car nous avions mis du temps à nous trouver et plus nous avancions, plus nous osions prendre de petites libertés avec la mise en scène. Au fil des représentations nous étions tous parvenus à sortir d'une certaine réserve et à rattraper le temps perdu, car Jonas Kaufmann a été souffrant avant la première ce qui a occasionné quelques petits soucis. Nous étions en attente, d'autant que Werther joue beaucoup avec l'intime. Nous nous sommes presque sentis trop libres, ce qui explique que dans les dernières nous nous sommes si bien sentis.

Vous voici de retour sur la scène de la Bastille, dans votre second rôle wagnérien cette saison, Fricka, dans la Tétralogie dirigée par Philippe Jordan. Avant de parler de ce personnage qui succède à Brangäne, comment avez-vous découvert Wagner puis avez commencé à vouloir chanter sa musique ?

S. K. : Je me souviens avoir été enthousiasmée par le Ring mis en scène par Patrice Chéreau lors de sa première retransmission télévisée ; n'étant absolument pas lyricophile à l'époque, je suis tout de même restée jusqu'au bout et ai trouvé cet univers fascinant. J'ai dû conserver cette "expérience" dans un coin de mon esprit et plus tard lors de mes études de musicologie, j'y ai repensé en étudiant les Wesendonck Lieder. Tout me semblait monumental et je pensais ne jamais parvenir à affronter cette musique. Pourtant aujourd'hui mon répertoire étant devenu plus large, je peux me permettre d'interpréter les Wesendonck et certains rôles wagnériens.

Quelle est votre analyse du personnage de Fricka, épouse du Dieu des Dieux Wotan ?

S. K. : Musicalement le rôle est court, mais j'aime le fait qu'il soit toujours écrit «cantabile» et qu'il permette de montrer un beau legato, d'autant que l'orchestre qui l'accompagne est assez léger, quasi chambriste. J'apprécie la beauté des phrases, la joliesse du son. Günter Krämer n'en a pas fait une matrone et il est agréable de montrer qu'entre Wotan et Fricka il y a de l'amour. Falk Struckmann fait de Wotan un personnage un peu ridicule, ce qui met en valeur l'humour qu'il y a dans cet opéra. Wotan aspire au pouvoir, à la domination et pourtant n'intervient pas vraiment, laisse faire, sans savoir qu'il le regrettera plus tard. Il n'y a que deux femmes dans Rheingold, Fricka et Freia toujours dans la plainte. On ne peut pas dire que la psychologie soit très développée chez Fricka, mais on sent sa colère, ses accents de réprobation, qui montrent une force de caractère.

Vous avez déclaré je cite : "Qu'une fois les rives de Wagner abordées on ne pouvait plus revenir en arrière" ? Que voulez-vous dire exactement ?

S. K. : J'avais déjà ce sentiment en abordant Strauss, que je trouve tellement extraordinaire d'un point de vue harmonique et dont l'orchestration est extrêmement intelligente, aboutie. Lorsque l'on chante de telles oeuvres, le reste peut paraître plus pauvre. J'apprécie beaucoup le bel canto et aime chanter Adalgisa, mais l'accompagnement est loin d'être aussi poussé que chez Strauss ou Wagner et il faut trouver le moyen de relancer la phrase musicale, travailler la rondeur du son, le rubato, tout ce que l'on ne trouve pas chez Wagner. Se retrouver sur une production wagnérienne, pouvoir écouter l'orchestre et ses collègues est d'une richesse incroyable. J'ai l'impression que je ne pourrai jamais faire le tour de son oeuvre et pour le moment j'ai du mal à voir ce qu'il y a après. Bien sur il y a Debussy et Ravel qui me tiennent à coeur en ce qui concerne l'orchestre, mais là les rôles manquent pour ma tessiture.

Brangäne, Fricka, Waltraute peut être, on parle également de la Venus de Tannhaüser : comment voyez-vous votre parcours wagnérien ?

S. K. : Oh il y a des désirs, des rôles que je prévois d'aborder d'ici cinq ans : Kundry en fait partie bien sur et plus tard, pour la fin, quand j'aurai usé mes cartouches et n'aurai plus à faire de beaux sons, Ortrud (rires). A ce moment là je ne pourrais plus revenir à Werther ! Si l'on veut avancer il faut savoir lâcher des partitions. Christian Thieleman m'avait dit de ne pas chanter Wagner quand je chantais encore Mozart : et il est vrai que ce n'est pas la même embouchure, la même position et qu'on ne peut plus utiliser comme on le souhaite le chant en voix de tête. Si l'on choisi de basculer vraiment d'un répertoire à l'autre, l'alternance devient alors difficile. Dans les cinq années qui viennent je vais reprendre Mignon et Norma, aborderai Venus, Mère Marie, peut être Carmen, mais je m'interroge encore. Je me dis que si j'attends trop je serai dans le regret de ne pas l'avoir testée plus tôt ; le rôle n'est pas vocal mais permet d'explorer d'autres aspects de soi, d'un point de vue scénique. Mais j'ai renoncé à Mozart avec mon dernier Cherubino (à Barcelone) après avoir abandonné, assez vite d'ailleurs, Rossini, qui n'était pas ma tasse de thé, surtout Rosina, à laquelle je préférais Cenerentola. Je ne regrette pas Mozart, car je suis passée à d'autres rôles.

On évoque souvent le temps qu'il faut à un artiste pour préparer un nouveau rôle. A quels signes pouvez-vous dire que vous le posséder véritablement ?

S. K. : A la technique, à l'assimilation des réflexes qui vous permettent de ne pas chercher à savoir où l'on doit mettre le son désiré, ni comment, mais également le dosage entre les moments où l'on peut donner et ceux où il faut se retenir pour mieux lâcher après. Le soir de la première on ne sait jamais un rôle à la perfection, même si la préparation a été intensive, c'est pourquoi quand une partition demande beaucoup de travail il faut la mettre à son répertoire pour l'approfondir et progresser, car il reste toujours des détails à améliorer.

Y en a-t-il qui vous ont résisté ?

S. K. : Non je n'ai pas ce sentiment, car il y a des soirées où l'on est satisfait et le soir suivant en voulant retrouver les mêmes sensations, il est pratiquement impossible de les revivre, c'est inexplicable. Lorsqu'on veut faire mieux, on se concentre sur ce que l'on a obtenu et l'on oublie ce que l'on voulait ajouter. Les réactions de nos partenaires sont aussi importantes : la fosse, le public, l'énergie que l'on envoie et qui n'est pas toujours renvoyée peut s'avérer très fatigante. Lors d'une retransmission télévisée nous sommes encore plus dans le contrôle.

Le répertoire germanique constituait à vos tout débuts le socle de votre répertoire : Jane Berbié votre professeur avait prédit que vous étiez faite pour chanter Mozart et Strauss. Pour quelles raisons ces deux compositeurs sont-ils si souvent conseillés aux voix de mezzo comme la vôtre ?

S. K. : Quand on est entre deux tessitures, mezzo et soprano et que l'on possède un aigu facile, il faut aller vers les compositeurs qui mettent en valeur cette zone et la position très haute est particulièrement valorisée chez Strauss et chez Mozart qui ont composé pour mettre en avant cette quinte aigue. Les voix qui ont un aigu facile et qui sont dotées d'un beau legato ont tout intérêt à chercher des partitions où peuvent s'épanouir la ligne vocale. C'est aussi en raison des fréquences vocales ; les miennes doivent avoir une ligne plus développée pour faire apparaître leurs harmoniques.

Christa Ludwig, à qui vous devez d'avoir été recommandée à Michel Sénéchal, a également débuté avec ces deux compositeurs, avant de bâtir une impressionnante carrière ponctuée de nombreux rôles de sopranos dramatiques tels que Fidelio, Macbeth ou die Frau dans Die Frau ohne Schatten? Qu'est-ce qu'un tel parcours vous inspire ?

S. K. : Quand on l'entend on se dit évidemment, il fallait qu'elle fasse comme cela, avec une voix aussi insolente. Quand j'interprète Adalgisa dans le ton, sans transposer le second duo "Mira o Norma", avec ses trois contre ut, ma voix est à l'aise dans l'aigu, alors je me dis que je franchirais peut être le pas d'ici cinq ans en abordant certains rôles de sopranos. Personne ne peut décider pour nous, il faut chanter chez soi, se tester : regardez Béatrice Uria Monzon qui va affronter Tosca et Nina Stemme qui était mezzo au départ.

Peu de gens savent que Laurent Pelly a révélé votre nature comique en vous mettant en scène dans L'Heure espagnole de Ravel, où vous campiez une Concepcion qui n'avait pas froid aux yeux. Qu'avez-vous retenu de cette expérience ?

S. K. : J'ai adoré faire cela car je me sentais prête et disposée, surtout dans les mains d'un directeur d'acteur avec qui vous pouvez oser et découvrir des aspects inconnus de votre personnalité, en confiance. Avec Laurent Pelly je savais que je n'allais pas faire n'importe quoi, il sait s'y prendre avec les chanteurs, est exigeant tout en étant respectueux. J'aimerai beaucoup le retrouver, mais nous sommes souvent mis dans des cases et l'on ne vous voit pas dans un autre registre. De plus, dès que l'on chante Wagner on devient quelqu'un de sérieux et il devient difficile de "s'éparpiller" ; on ne doit plus brouiller les pistes.

Plus généralement quels sont les metteurs en scène à qui vous accordez un véritable crédit ?

S. K. : Ceux qui possèdent ce mélange de qualités, qui sont capables de mettre de la distance et savent travailler avec la personnalité, la nature de chacun pour les exploiter au mieux et le conduire dans des directions inattendues où l'interprète accepte de se dépasser, même si l'univers ou la situation semblent fort éloignés de ce qu'il sait faire. Cela demande beaucoup d'humanité. Il m'arrive de ne répéter que quelques heures des productions en Allemagne, ce qui est loin d'être confortable ; il faut avoir eu le temps de travailler seul au préalable, d'avoir réfléchi à chaque situation, pour ne pas se retrouver dépourvu. Je me souviens de mon premier Chevalier à la rose à l'Opéra de Vienne : un an avant ces débuts importants, je me revois devant un grand miroir en train de me mettre en scène, pour être dans la peau du personnage. Vous savez dès que l'on entre en scène, nous n'avons plus le choix, il faut y aller, se débrouiller. Ce système peut vous broyer, mais une fois que l'on a compris la méthode, nous nous sentons parées. Pour mon premier Cherubino, je tremblais de tout mon corps et le directeur est venu me dire à l'oreille : "Vous êtes sur que vous voulez chanter Octavian?" Et j'ai répondu sans hésiter que oui, pour me rassurer. Nous devons y croire.

La reconnaissance de votre pays est arrivée lentement, l'étranger et une exception, Toulouse avec Nicolas Joel qui vous a très tôt repérée, vous ayant permis d'accéder à la notoriété. Comment avez-vous vécu cette contradiction et en avez-vous souffert ?

S. K. : J'ai l'impression que beaucoup de jeunes qui débutent dans le métier passent par l'étranger et suivent un parcours similaire au mien, à moins d'intégrer la filière baroque, où l'on peut faire ses preuves en France, comme Véronique Gens par exemple. J'ai pour ma part refusé d'aller en troupe, mais suis partie très tôt. En 1999 j'ai eu l'opportunité de chanter sur la scène de la Bastille, mais sans véritable retombée. Cela fait plaisir d'être connue dans son pays, je vous assure que nous en avons besoin. C'est un plus, sinon on doit en souffrir.

Anne-Catherine Gillet, qui vous aime beaucoup, me confiait il y a peu que vous incarniez à ses yeux la grande soeur idéale, auprès de qui elle aimait se confier, s'épancher, chercher une réponse. Avez-vous conscience de posséder le don de la transmission et le pouvoir de conseiller ?

S. K. : J'aimerais beaucoup. Je viens à ce propos d'être sollicitée par deux jeunes femmes qui sont venues me voir après le spectacle et j'ai accepté de les conseiller et de travailler un peu avec elles. Mais le fait d'être en activité rend les choses compliquées. J'aime cette idée de transmission, qui a à voir avec l'humain et qui vous enrichi. Je voudrais pouvoir donner à mon tour ayant eu la chance d'en bénéficier, c'est presque un devoir.

Vous qui semblez si rationnelle, si mesurée, qui ne voulez rien précipiter, devez être consternée par le monde dans lequel nous vivons, qui utilise, présure et jette aussitôt. Quel est votre secret pour résister ?

S. K. : "Il faut savoir attendre"... (rires). C'est dur de résister contre un mode de vie, contre les tendances de la société. Faire le choix de ne pas être médiatisé vous aide et vous libère de certaines contraintes, comme celles de ne pas dire ce que vous pensez, ou de devoir enregistrer tout le répertoire en trois ans. Je sais que je n'aurais pas pu me plier à cela et j'admire ceux qui peuvent s'y conformer en jouant des personnages. Il faut prendre cela avec distance.

Le respect et la confiance sont deux vertus essentielles qui accompagnent votre vie et que vous détenez de Jane Berbié. Peut-on savoir qui sont ceux que vous respectez par-dessus tout aujourd’hui et en qui vous avez une totale confiance ?

S. K. : Je respecte tous ceux qui accomplissent leur tâche avec conscience, dans tous les domaines et qui travaillent, car seul le travail fait la différence. Je respecte les gens qui ont réfléchi, les metteurs en scène qui se présentent en connaissant la partition, livret et musique et savent ce qu'ils vont pouvoir en tirer. Il peut arriver que cela ne soit pas le cas, ce qui est très démotivant, mais c'est plutôt rare. Le travail est une valeur essentielle dans notre métier de répétitions, où il faut rabâcher sans fin car il y a toujours des choses à explorer.

L'aventure du Ring va être conduite par le chef Philippe Jordan que vous connaissiez et que vous retrouverez également en concert (le 26 mars) pour chanter Chausson et Elgar. Qu'attendez-vous en général des chefs ?

S. K. : L'écoute (rires). Le sens de la respiration surtout chez un chef lyrique ; qu'il soit avec ses interprètes, tout en ne les laissant pas faire ce qu'ils veulent, car ils doivent être cadrés, ne pas s'éterniser sur certaines notes. Oui, le sens de la respiration en musique et en général.

Propos recueillis par François Lesueur le 22 février 2010.

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Photo : DR
 

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