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La Voix humaine et Point d’orgue au Théâtre des Champs-Elysées (Streaming) – Vertige de l’amour – Compte-rendu

Après une collaboration remarquée à Lyon en 2013 avec Claude, qui traitait de l’univers concentrationnaire (sur un livret de Robert Badinter adapté du Claude Gueux de Victor Hugo), Olivier Py et Thierry Escaich se retrouvent avec un diptyque original constitué par La Voix humaine et sa suite, Point d’orgue. L’enfermement psychologique, la prison mentale dans laquelle est enfermée l’héroïne du monologue de Cocteau mis en musique par Poulenc, est ainsi une continuité, une matière dramatique qui a poussé Py et Escaich à imaginer ce qui pouvait se passer après la douloureuse séparation du couple, évoquée, par téléphone interposé, dans la Voix humaine. Le projet est audacieux car Point d’orgue succède au très beau texte de Cocteau écrit en 1930 et à la musique de Poulenc composée en 1958 ; mais Py que l’on sait parfois grandiloquent a su, et cela est tout à son honneur, se mettre dans les pas du poète français avec la même humilité qu’Escaich dans ceux du compositeur de Dialogues des Carmélites. Les deux parties forment ainsi un tout parfaitement cohérent, homogène et complémentaire dont la qualité devrait faire date.
 
La Voix humaine © Vincent Pontet

Le concept scénographique n’est évidemment pas étranger à la réussite de ce spectacle qui renforce, si besoin en était, l’intemporalité de La Voix humaine, tout en lui donnant de nouvelles perspectives grâce à ce prolongement inédit. Le magnifique décor de Pierre-André Weitz sublimé par les lumières de Bertrand Killy, qui concentre notre attention sur une pièce rectangulaire surélevée coincée dans une façade de briques noires, qui pivotera sur elle-même à plusieurs moments-clés de la partition, est une trouvaille : elle, femme au bord de la crise de nerfs, folle d’avoir été abandonnée par celui qu’elle aimait, donnant l’impression d’être vue comme par le hublot d’une machine à laver qui agirait sur son état mental, lui-même réduit à celui d’une lessiveuse. Plus besoin de téléphone dans le cas présent, ni de fil, un lit, un tableau (l’Ophelia de John Everett Millais) et un ordinateur ouvert, suffisent à exprimer les ravages occasionnés par la rupture. Patricia Petibon investie comme toujours, prend le texte et la musique à bras le corps, bouleversante qu’elle parle, éructe ou murmure, s’humiliant sans ménagement au point de revivre ce drame intime et de finir dans la rue sous un réverbère à la lumière blafarde, telle une Lulu qui éviterait de justesse la rencontre avec Jack l’Éventreur… Du parlando à la grande déclamation lyrique, la cantatrice, rousse flamboyante et tragique dans sa robe de satin écarlate, livre une performance de haut vol, pleine, intense, déchirante, même si l’orchestre placé non pas en fosse mais dans la salle, empêche de goûter pleinement à toutes les nuances d'un instrument malléable que l’on devrait retrouver dans toute sa démesure lors de la retransmission télévisée.
 

© Point d'orgue (Jean-Sébastien Bou et Patricia Petitbon) © Vincent Pontet

Même décor pour Point d’orgue, la chambre d’hôtel miteuse étant flanquée d’une entrée et d’une salle de bain. Celui qui a laissé sa maîtresse dévastée vit là, reclus, en compagnie d’un gigolo malsain, tout ensemble amant, dealer et rabatteur (Py respecte ainsi la filiation cryptogay chère à Cocteau, Genet, ou Koltès…), sorte de Méphisto des temps modernes aussi pervers que violent qui suce le sang et l’argent de ce pauvre type à la dérive, qu’il entraîne irrémédiablement à sa perte. Le retour de la femme amoureuse n’y pourra rien ; malgré son courage et son abnégation elle repartira seule, incapable de sauver cet homme auquel elle tient, qui préfère recevoir des coups et ne plus rien prévoir que d’être tiré des flammes de l’enfer.
 

© Vincent Pontet
Point d'orgue (Cyrille Dubois et Jean-Sébastien Bou) © Vincent Pontet

Œuvre sulfureuse, au rythme enflammé et aux évocations méphitiques, que son auteur se plaît à parsemer de références, ici à Stravinsky avec ce clavecin maléfique tout droit sorti du Rake’s progress, là avec ces cordes agitées et angoissantes empruntées à Janáček, Point d’orgue s’écoute avec délectation. Jérémie Rhorer dirige avec fouge et passion, trouvant de subtiles correspondances avec la musique de Poulenc dont il est, depuis Dialogues des Carmélites (déjà avec Py) un magnifique dépositaire. Dans un rôle proche de Nick Shadow en plus sexué et érotisé bien sûr, Cyrille Dubois explose littéralement, le doux et réservé ténor révélant toutes les facettes d’une personnalité scénique et vocale que l’on ne soupçonnait pas. La variété et l’expressivité de son chant alliée à son jeu spectaculaire font tout le prix de sa prestation.Tout aussi formidable en déchet promenant sa terrible existence, rampant sans but, cherchant la souffrance en prenant un plaisir masochiste à se dégrader, Jean-Sébastien Bou excelle, sa confrontation avec son ancienne maîtresse, une Petibon remarquable, étant un des climax d’un diptyque éruptif que l’on espère pouvoir revoir à Bordeaux, Saint-Étienne ou Tours.

François Lesueur

 
Retrouvez l’interview de Patricia Petibon réalisée le 25 octobre 2020 : www.concertclassic.com/article/une-interview-de-patricia-petibon-les-rencontres-que-jai-pu-avoir-dans-ma-vie-mont-poussee
 
Francis Poulenc : La Voix humaine / Thierry Escaich Point d’orgue (création). Compte-rendu de la représentation du 3 mars 2021.
Réalisée les 3 et 5 mars, la captation sera disponible en VOD en mai sur le site du TCE : www.theatrechampselysees.fr/
 Dès le 27 mars, le spectacle sera retransmis sur les ondes dans le cadre d’une semaine spéciale que France Musique consacre à la création (20-27 mars) 
Photo © Vincent Pontet
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