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La Strada par le Ballet de l’Opéra National du Rhin - La force des grands chemins - Compte rendu

La Strada, Fellini. Des mots magiques qui trottent dans la mémoire comme une triste ritournelle, grâce à la musique de Nino Rota, piquante, narquoise, crève-cœur, pour conter l’innocence trahie et la barbarie native : le rêve blessé, car en 1954, Fellini n’était pas encore dans sa grande période onirique où l’imaginaire volerait tout seul. Pour le monde cinématographique, un choc, et pour l’Italie encore sous le coup de la dure après-guerre, dans un monde en pleine mutation, un repère emblématique.
 
C’est donc avec timidité, on l’imagine, que le chorégraphe Mario Pistoni, maître de la danse italienne dans les années soixante, s’approcha dix ans plus tard de l’œuvre et voulut la transposer sur une scène de ballet, car tout y tend. Monde de funambules, de cirque ambulant, de pauvres gens qui vendent leur corps et leurs tristes performances pour quelques pièces, de fêtes foraines miteuses, fards de la pauvreté : le spectacle était prêt à éclore, avec trois personnages fortement campés, la Misérable, le Fou, le Forain. Poussé par Giulietta Masina, Fellini donna son aval et le ballet, créé à la Scala de Milan par Carla Fracci, en 1966, devint un des grands succès de la scène italienne et bientôt mondiale.
 
Etrange que la danse française, obsédée par la double influence de l’Allemagne et de l’Amérique, ait fait si peu de cas de cette œuvre, qui aurait bien pu figurer dans les programmes des grandes maisons au même titre qu’un ballet de Roland Petit. Un sujet pour lui, d’ailleurs, qu’il eût sans doute traité avec une approche plus caricaturale et plus expressionniste. D’autant que la musique de Rota offrait l’avantage d’une partition contemporaine et facile à la fois, comme les ballets d’Auric ou de Sauguet. Mais non, on n’a guère vu cette Strada en France et c’est l’une des belles idées d’Ivan Cavallari, directeur de la troupe rhénane, de faire connaître ce petit bijou venu de son pays. Encore fallait-il retrouver la lettre et l’esprit d’origine. C’est Guido Pistoni, neveu de Mario et danseur lui aussi, qui a réveillé l’endormie tandis que Philippe Miesch lui brossait un décor poétique et sobre, de pins parasols, devant lesquels roule la moto-charrette de Zampano.
 
L’on découvre, émerveillé, la magie d’une chorégraphie fine, éloquente, moins forte que l’imagerie du film, bien évidemment, mais qui coule comme une souple pantomime sans rien de convenu, avec de lumineuses idées chorégraphiques parsemées d’acrobaties, pour lesquelles le Ballet a fait d’ailleurs appel à des renforts extérieurs. Danse classique dans son langage, dont la force est dans l’absence de recherche stylistique, ce qui aurait donné quelque prétention à cette histoire simple de tréteaux. Certaines scènes sont d’une superbe inventivité, notamment les bagarres de Zampano avec Il Matto, ludique amoureux de Gelsomina : il ne parvient jamais à l’attraper, car de pirouettes en sauts et en feintes, le malin garçon s’arrange toujours pour que quelqu’un d’autre tombe dans les bras du macho déchaîné, ce qui crée un effet de chaîne assez hilarant. Le ballet tourbillonne allègrement, tandis que les trois silhouettes principales, très dessinées, sont affrontées avec un beau sens théâtral.
 
Et les danseurs du Rhin se sont surpassés, d’autant que l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg dirigé par Myron Romanul, bien préférable à la bande enregistrée, incontournable à Mulhouse et Colmar, ajoutait à l’électricité du spectacle.
 
Il faut bien évidemment une véritable Cosette, efflanquée, pour incarner Gelsomina. Stéphanie Madec-Van Hoorde y est idéale, petite-fille-aux allumettes aux jambes magnifiquement expressives, et au museau de souris mouillée. Elle joue sans forcer, gardant à son personnage une simplicité précieuse. Verdi l’eût aimée, cette Traviata du pauvre, traitée sans pathétisme gras.
Les deux hommes, eux aussi, sont exceptionnels: Alain Trividic impressionnant en Zampano lourd et brutal,  Alexandre Van Hoorde  touchant en fou léger aux envolées de lutin. Et la troupe étincelle, offrant de belles prouesses aériennes. Les enfants du Conservatoire de Strasbourg ont été conviés eux aussi. La drôle de fête était complète.
 
Jacqueline Thuilleux
 
Opéra de Strasbourg, 17 janvier 2015 ; prochaines représentations : Mulhouse (La Filature) les 24, 25 et 27 janvier 2015, Colmar, Théâtre municipal, les 1er et 3 février 2015.  www.operanationaldurhin.eu
 
Photo © Jean-Luc Tanghe

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