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La Nuit transfigurée d’Anne Teresa de Keersmaeker par la compagnie Rosas - L’effet Schoenberg - Compte-rendu

Prêtresse d’une nouvelle danse expressionniste qui se veut plus souplement proche de la nature humaine que ne l’indiquaient les maîtres allemands de l’entre-deux-guerres, qui lancèrent ce mode avec une sorte de violence provocatrice, la belge Anne Teresa de Keersmaeker dérange incontestablement, comme son aînée Pina Bausch qui initia le mouvement à Wuppertal. Une certaine ressemblance physique d’ailleurs a rapproché ces deux femmes aux visages ascétiques et douloureux, creusés comme des anges de la mort. Et au Théâtre de la Ville qui la programma dès 1985, avec sa compagnie toute nouvellement créée, Rosas (en hommage au poème de Gertrude Stein) elle est revenue pratiquement chaque année, toujours avec le même succès.
 
Cette fois, la revoici avec une œuvre dans laquelle elle flirte avec l’un des plus grands chefs musicaux du XIXe siècle finissant, et qu’elle avait déjà chorégraphiée, de toute autre manière, en 1995. Elle eût pu choisir quelque pièce dodécaphoniste, pour bien marquer sa position de rebelle aux idées reçues, pourtant elle revient à nouveau à La Nuit transfigurée dans sa version pour orchestre à cordes, soit l’une des plus romantiques partitions de Schoenberg, au même titre que les Gurre-Lieder, œuvres de sa période bleue, avant le grand clash. Preuve que le lyrisme ne lui fait pas peur. Mais comment l’exprimer, le faire passer lorsqu’on se refuse à en jouer le jeu et qu’on ne s’autorise que l’animalité et le souffle, avec des postures tout de même inspirées de Rodin ? Une femme, déchirée, ici la très investie Cynthia Loemij, un homme qui la porte de son amour, un autre que l’on aperçoit au début (allusion au père de l’enfant qu’elle porte, sans doute) : robe Deschiens, forcément, pieds nus, forcément, notamment pour le garçon en costume de ville, vrai poncif de la danse contemporaine, la simplicité la plus totale, mais néanmoins affectée car la scène ne sera jamais la vie, et c’est ce qui fait sa force !
 
Mais pourtant, on est ému, par delà la négation de toute séduction, face à ces postures fixes qui brisent une spirale frénétique, marque de la chorégraphe, car il y  a là une rage d’exister, d’émerger de tourments existentiels qui se dit de façon abrupte, mais avec une gestique qui parvient à créer un vrai langage, même si sa dynamique répétitive sonne le souvent déjà vu. Il y a là un vrai souffle. Pas de courbes qui puissent être suspendues dans l’espace et nous faire rêver mais une façon de l’habiter qui nous amène  à être en empathie avec les danseurs. 
 
Décidément, les dames de la danse contemporaine en ont assez de toujours brandir l’étendard de la révolte, comme récemment Joëlle Bouvier, enflammée par le Tristan de Wagner et qui a construit sur lui une manière de chef d’œuvre, avec un sens de la composition scénique que la rude Keersmaeker ne possède pas. Il est certain que le choix de supports aussi incendiaires donne de l’intensité à leurs propos. Il peut aussi les écraser. Ce n’est heureusement pas le cas ici, grâce à une authenticité qu’on ne contestera pas dans le renouvellement incessant de l’émotion, à chaque pas. A la fin, alors qu’on est grisé par son torrent sonore, la musique de Schoenberg se met à scintiller, surtout sous la baguette de Pierre Boulez avec le New York Philharmonic, que Keersmaeker a eu le bon goût de choisir. Et on a se prend à rêver d’un ciel de Klimt. Mais non, sur scène il y a juste quelques êtres qui se débattent, et ce n’est déjà pas si mal, car ils le font avec une profondeur, une quête de vérité qui sauve de l’ennui. 
 
Jacqueline Thuilleux 

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Théâtre de la Ville, La Nuit transfigurée d’Anne Teresa de Keersmaeker par la compagnie Rosas, 9 juin 2016 ; prochaines représentations 11, 13, 14, 15 juin 2016 / www.theatredelaville-paris.com

Photo © Anne van Aerschot
 

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