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La Chronique de Jacques Doucelin - Le siècle de Gavoty - Hommage Concertclassic

Bernard Gavoty

S’il reste de bon ton dans certains milieux de dénigrer les critiques de Bernard Gavoty, alias Clarendon, dans les colonnes du Figaro au temps de sa splendeur, ces contempteurs feraient mieux de les relire pour apprendre à manier le français et à ajuster leurs traits. Car le bougre, lui, n’envoyait pas dire ce qu’il avait à dire, sans que cela, d’ailleurs, n’eût rien de systématique. Il eut, certes, des inimitiés célèbres, à commencer par son opposition à Pierre Boulez dont la jeunesse n’a pas non plus brillé par son aménité. Si Gavoty a accepté son rôle de cocotier, il n’entendait pas pour autant se laisser secouer trop violemment ! L’attaque a toujours paru la meilleure défense à ce polémiste né.

Il aurait cent ans cette année. Si le ton de voix salonard porte son âge, à l’écrit, le style de Bernard Gavoty n’a pas pris une ride. Il demeure même le modèle de la vulgarisation intelligente et élégante. Comme son prédécesseur à la tribune musicale du Figaro Reynaldo Hahn, Clarendon était un musicien professionnel qui écrivait sur la musique et ses acteurs. Organiste titulaire de Saint Louis des Invalides, il avait connu au Conservatoire de Paris tous ceux dont il allait juger les prestations : on ne la lui faisait pas. Avec ce que certains considéraient comme du cynisme, mais n’était tout compte fait qu’une constatation clinique, il avait coutume de dire : il n’y a pas plus de deux ou trois personnes compétentes dans une salle de concert…

Rassurez-vous, rien n’a changé ! Ce qui, en revanche, s’est beaucoup modifié en cinquante ans, c’est l’écriture sur la musique classique. D’abord, la publicité aidant, si j’ose dire (en fait, elle impose des articles élogieux annonçant les événements musicaux au détriment des commentaires critiques dont la place ne cesse de se réduire), le critique musical ou théâtral est une espèce en voie de disparition. Il a ainsi été remplacé peu à peu par le journaliste auquel échoit la tâche naturelle d’assurer l’information musicale et la réalisation d’interviews. Ce faisant, une tradition littéraire et musicale qui remontait à Berlioz s’est arrêtée en 2000 à la mort de Pierre Petit, dernier Grand Prix de Rome à pratiquer la critique musicale, successeur en cela de Debussy et de Fauré. Même si ce critique compositeur se montrait injuste, voire jaloux d’un confrère, nul lecteur ne songeait à remettre en cause son autorité du musicien professionnel.

Aujourd’hui, l’exercice critique dans la grande presse ressemble à une peau de chagrin, les musicographes ne sachant parfois même plus lire la musique. Ce qui a entraîné par réaction l’apparition d’une nouvelle espèce d’écrivain ultra spécialisé : le musicologue. Ce qui correspond à la spécialisation à outrance des différents secteurs de notre société. Chacun naturellement a son jargon dans lequel il s’enferme à double tour pour avoir l’air savant et surtout pour exclure le profane, le malheureux mélomane qui jadis lisait les livres de vulgarisation de Gavoty sur ses compositeurs ou ses interprètes préférés. A l’inverse des fruits secs que sont les musicologues qui n’écrivent la plupart du temps que par souci de carrière académique, le musicien professionnel écrivain avait à cœur, lui, de communiquer, de faire partager au plus vaste public sa passion pour un autre musicien. Et ça marchait !

Personne n’eût osé prétendre que la musique classique ne pouvait pas être populaire. D’ailleurs, Gavoty et ses collègues conférenciers des Jeunesses Musicales de France répandaient la bonne parole musicale à travers tout l’Hexagone en initiant les élèves des lycées et collèges à cet art de la meilleure façon qui soit, à savoir le contact avec les instrumentistes. Parmi ceux-ci, il y avait les jeunes d’alors, de Pierre Barbizet à Aldo Ciccolini, mais aussi les grands anciens, de Clara Haskil à Wilhelm Kempff en passant par Samson François ou le Quatuor Amadeus. Si vous ajoutez à cela les émissions télévisées de Gavoty dans lesquelles l’actuelle télévision puise d’ailleurs abondamment dès qu’une vedette du classique passe l’arme à gauche pour avoir du son et de l’image, vous comprendrez le rôle joué par Clarendon dans le renouveau musical de la France d’après-guerre.

Ce que les jaloux lui reprochaient, c’est évidemment qu’une seule de ses critiques suffisait à emplir ou à vider une salle ! Le côté noir de son magistère fut la descente en flammes du grand Horowitz, qui éloigna l’empereur du piano des scènes européennes pour plus de trois décennies. Je me souviens que lorsqu’il m’accorda une interview pour son grand retour à Paris et à Moscou durant la perestroïka, il me demanda avec une perfidie pleine d’amertume si « Gavoty était bien mort »… En dépit des erreurs et des injustices, à l’époque, la presse et la critique jouaient leur rôle dans la vie démocratique.

Aujourd’hui, hélas, on ne connaît plus que l’encensoir médiatique manié trop souvent par des Trissotin repoussoirs ou des cireurs de pompes. Cela suffit à éloigner les foules de la musique dite classique. S’il battait la province en un temps où nul ne soupçonnait encore l’avènement du TGV, Gavoty avait aussi inventé avec Mme Dussane les fameuses Rencontres du Palais Royal pour ses lecteurs du Figaro. La leçon qu’il nous laisse, c’est qu’il faut laisser aux musiciens, et à eux seuls, le soin de parler de leur art et de leur vie d’artiste. Et éventuellement de juger.

Jacques Doucelin

 

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