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La Chronique de Jacques Doucelin - Dusapin et la folie nietzschéenne

Il faut toujours se méfier avec Pascal Dusapin : ce compositeur né à Nancy en 1955 maîtrise comme personne l’art du contre-pied. Parle-t-il d’opéra ? Il n’a cure des fondamentaux d’un genre qu’il considère comme désuet. Se saisit-il du vieux mythe du Dr Faust, lui qui possède la double culture franco-germanique ? Il lui tourne le dos. Ce qu’il retient de l’opéra comme genre dans la demi-douzaine de titres – Roméo et Juliette, Medeamaterial, To be sung, Perelà, Faustus, Passion - qu’il livre de Paris à Berlin en passant par Aix-en-Provence, c’est l’aspect composite, presque fourre-tout, qui autorise toutes les folies. Un créateur qui affirme d’abord sa liberté, ça n’est pas vraiment un mauvais signe.

Cela nous vaut, en tout cas, un chef-d’œuvre avec sa dernière pièce dont le titre, O Mensch, est tiré du poème qui ouvre ce cycle de mélodies inspiré par Friedrich Nietzsche et créé aux Bouffes du Nord. Qualifié un peu vite d’opéra en dépit d’une vraie scénographie, ce nouvel objet musical en diable se réduit en fait à une voix de baryton et au piano qui l’accompagne ainsi qu’à quelques bruits enregistrés – ou fabriqués, mais qu’importe ! – de roulements telluriques à des crissements de grillons évoquant la nuit provençale. Faut-il y entendre un hommage au grand Xenakis, maître avoué de Dusapin, qui faisait musique de tout bruit ? Pourquoi pas. Vingt trois textes liés par quatre brefs interludes pour piano solo composent cet ensemble d’une heure quinze.

On l’apprend sans s’en étonner : c’est le baryton autrichien Georg Nigl qui a commandé l’œuvre à Dusapin après avoir rugi dans L’ultime nuit de Faust et retrouvé la magie du chant baroque dans Passion. A deux ou trois reprises seulement, il donne toute sa voix d’opéra, se contentant le reste du temps de murmurer, de chuchoter, de dire sans même chanter les rêves et les atmosphères évoqués par les textes de Nietzsche qui fut lui aussi compositeur à ses heures. On a peine à imaginer un autre interprète que Georg Nigl tant il s’identifie à la création que Dusapin lui a destinée et peaufinée sur mesure : il est à la fois chanteur, diseur de sprechgesang, interprète de mélodrame romantique, mime ne s’exprimant plus parfois qu’avec son corps en apesanteur durant les interludes.

Dusapin ne fait pas l’intéressant roulant les mécaniques pseudo-modernistes ou jouant à l’inverse le jeu si vain du à la manière de. Il s’oublie dans le don qu’il fait à son interprète – riche cadeau soit dit en passant – en balisant son parcours et en lui ménageant tout à la fois un bel espace de liberté créative. Mais comme le marionnettiste, il tient entre ses doigts tous les fils du destin réglant aussi bien ce qu’on entend que ce qu’on voit. Car cette fois, il s’est lâché : il signe tout d’un bloc musique, scénographie et mise en scène, aidé pour le dispositif électroacoustique et video par Thierry Coduys. Cela nous vaut quelques belles évocations sépia comme ce manège fin de siècle dont les voitures tournoient sur un tulle.

Mais tout y reste empreint de sobriété tout comme l’accompagnement de piano confié à une habituée de Dusapin, Vanessa Wagner, qui retrouve le monde des origamis chers au compositeur. Peut-être son fer n’est-il pas encore assez chaud pour en effacer tous les replis et faire éclore tous les dessins cachés… Question de timidité et de réglage entre interprètes.

Jacques Doucelin

Dusapin : O Mensch - Bouffes du Nord, 16 novembre 2011. Tournée : Grand Théâtre du Luxembourg, 11 janvier ; Scène Nationale d’Orléans, 25 janvier ; Théâtre des Arts de Rouen, novembre 2012.

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Photo : DR
 

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