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La Belle de Jean-Christophe Maillot à Monaco - Beau et bon réveil - Compte rendu

On aurait pu lui apporter des présents et les déposer aux pieds de sa bulle. Car c’est un bien subtil réveil que Jean-Christophe Maillot offre à ce ballet créé il y a quinze ans et qui lui est demeuré cher, comme lui sont chères toutes les œuvres  touchant à l’univers des contes de l’enfance, mais dans leur vraie portée psychanalytique autant que féerique. Surprenant donc, que de voir son inspiration se renouveler avec autant de profondeur : « je suis heureux, dit il, que mes œuvres ne soient pas muséales et évoluent avec le temps ». Plus attaché à ses pièces qu’un Béjart, plus libéré et moins possessif qu’un Neumeier lequel a érigé un empire et veille dessus de toutes ses fortes tentacules, Maillot, aujourd’hui maître de lui comme jamais, revient aux sources, aux siennes propres et à celles de tout un héritage commun à l’occident, qu’il parvient à les revivifier, à partir de ses propres expériences, de ses nouveaux danseurs, du goût du public, de la vie qui passe.
 
Une formidable maturation qui marie l’éphémère et l’universel, en une ébouriffante synthèse où l’idée de bulle, de ballon, de balle, de boule, omniprésentes, symbolise à la fois l’enfermement, l’absence de vie, tout autant que la gestation, en un déroulement de tableaux saisissants, notamment celui de la première apparition de la Belle, resté célèbre. Il y a presque toujours dans les ballets de Maillot le même jeu de cartes propre à son univers : des méchants lucifériens aux longues griffes , de joyeux ou inquiétants personnages surgis du monde du cirque, des diables hors de leur boîte, des princesses sensuelles et angoissées, des princes pas du tout sûrs de leur suzeraineté, des fées bizarres, des lignes brisées qui évitent le sentimentalisme, des portés très particuliers qui ramènent à la terre, et non élèvent jusqu’à d’improbables cimes.

Jean-Christophe Maillot © DR

Romantique, souvent, mais de l’aune noire d’un Byron, ou d’un Pouchkine, lyrique rarement car trop réaliste pour cela. Une sorte de Prokofiev de la danse. Bref la patte, très affirmée, qu’on peut définitivement appeler un style et l’âme du chorégraphe, s’imposent aujourd’hui dans cette relecture pour laquelle Maillot a introduit quelques nouveautés, avec les costumes (signés Jérôme Kaplan) tantôt raides et agressifs, tantôt ronds et bon enfant – le père de la Belle a l’air d’un Auguste – et approfondi les forces qu’il fait s’affronter dans ce conte noir, dont il remet en mémoire les cruelles composantes, affadies par les frères Grimm, puis bien plus encore par les versions à l’eau de rose du ballet tel que les Russes l’ont implanté. On redécouvre ainsi l’horrible personnage de la reine mère, ogresse qui paralyse son fils et en fait un être perdu dans ses rêveries, dureté du réveil de la Belle qui lorsqu’elle ouvre les yeux sur le monde, découvre combien il est laid. Difficulté pour les amoureux de se rejoindre vraiment, de se fondre par delà les frontières du rêve et de la réalité, abordées, dépassées en un immense et troublant pas de deux déployé sur le Roméo et Juliette de Tchaïkovski –succédant à des extraits de la musique traditionnelle de la Belle au Bois Dormant, très élaguée – et commencé sur un long baiser de plus de deux minutes où les corps ondulent et frémissent pendant que les bouches restent scellées.

La Belle © Alice Blangero

 On sort perturbé de cette sorte de chemin de croix, pour laquelle Maillot montre combien son rapport aux parties les plus secrètes de l’individualité s’est creusé, et notamment depuis qu’il a travaillé avec les danseurs du Bolchoï pour son admirable Mégère apprivoisée (1). Un contact qui se prolonge avec une grande richesse puisque les liens désormais puissants noués avec cette formidable maison lui ont permis d’inviter pour sa Belle deux de ces monstres sacrés dont le Bolchoï a le secret.
Elle, c’est l’étrange Olga Smirnova, au style indéfinissable, à la fois cygne et tigresse, académique et puissamment moderne, douce liane et plante carnivore, comme en quête de son noyau dur, ce qui convient parfaitement à son personnage, des plus ambigus. Et si différente de l’androgyne et fascinante Bernice Coppieters, muse de Maillot, pour laquelle fut cousu le rôle, aujourd’hui remanié aux nouvelles mesures de la ballerine russe. Lui, le fin Semyon Chudin, carrure puissante et style délicat : un profil fragile qui renforce le contraste entre les deux danseurs et  rend plus explicite leur quête l’un vers l’autre.
 
D’autant qu’ils sont formidablement entourés, en premier lieu par leur deux fées, la maléfique Reine mère/Carabosse incarnée avec toute la noirceur voulue par Stéphane Bourgond, l’autre, la fée Lilas, dessinée par la merveilleuse Mimoza Koike, dont l’étoile ne pâlit pas à côté de celles des vedettes russes. Et également par un corps de ballet de plus en plus performant, comme animé d’un souffle nouveau par de jeunes arrivants et par l’irrésistible avancée de leur meneur ! Tandis que la baguette de Nicolas Brochot menait le jeu avec entrain autant que gravité, avec un Orchestre Philharmonique de Monte Carlo au vif du sujet.

Aleatorio © Alice Blangero

Merveilleuse redécouverte de ce qu’on croyait connaître, donc, et étayée par la vision d’un programme radicalement différent, présenté dix jours auparavant et qui montrait la diversité d’inspiration du chorégraphe : ovni absolu que cet Aleatorio où Maillot, très marqué par Bach à ce jour, a réuni trois de ses ballets sur une autre musique que l’initiale, comme un jeteur de dés ! Bach donc, joué par Alexandre Tharaud pour les deux premiers, Mens’s dance et Men’s Dance for women, une musique originale de Bertrand Maillot, frère de Jean-Christophe pour le dernier, Presque rien, et nous voilà désorientés, au cœur d’échanges à la fois baroques et parfaitement endigués, qui montrent des corps lancés dans d’étranges parcours, des rencontres au petit air balanchinien parfois, dans la gestion de l’espace, mais si éloignés de l’univers de pure séduction arithmétique du chorégraphe américain.

Là, une sorte de menace plane, d’abord dans la violence des garçons, puis dans l’agressivité des filles, pour culminer sur un étrange duo, fort long et fort beau, où un couple se débat, s’étreint et s’embrouille dans ses désirs contradictoires. On peut parler d’abstraction sensuelle, tant l’absence de sujet vrai s’y enrichit de l’expressivité animale des gestes. Exercice de style qui témoigne d’une fantaisie profonde, digne du maître de Leipzig et de sa fausse sagesse. La performance de Maude Sabourin et Christian Tworzyanski, exsangues, vidés à force d’avoir donné toute leur substance, laissera des traces dans l’imaginaire secoué du public. 
 
Jacqueline Thuilleux

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(1) Lire le compte-rendu : www.concertclassic.com/article/taming-shrew-en-creation-au-bolchoi-triomphe-moscovite-pour-jean-christophe-maillot-compte
 
Monte Carlo, Opéra, Aleatorio le 16 décembre 2016. Grimaldi Forum, La Belle, le 28 décembre ; prochaines représentations les 2 et 3 janvier 2017 / www.balletsdemontecarlo.com
 
Photo © Alice Blangero

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