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Kreatur de Sasha Waltz à l’Opéra de Dijon – Magie noire – Compte-rendu

Difficile de penser que c’est la même chorégraphe-plasticienne qui conçut en 2012 pour l’Opéra de Paris un Roméo et Juliette flou et fade, et ce puissant Kreatur, créé à Berlin en juin 2017, et donné à Dijon en première française (un coproduction de l'Opéra de Dijon et du Festival Art Danse Dijon). D’un côté, une architecture du mouvement et de l’histoire assez conventionnelle, aventure qui arrive d’ailleurs assez souvent aux chorégraphes contemporains quand ils se voient confrontés à une grande institution, à son profil et à ses contraintes, de l’autre une femme engagée, qui se bat pour des idées fortes et ne craint pas de déplaire, avec un langage osé mais cohérent dans sa propre logique. On est donc reconnaissant à Laurent Joyeux, directeur de l’Opéra de Dijon, d’oser un tel choc pour le public plus mélomane que balletomane du formidable Auditorium aux 1600 places. D’autant qu’il est rare de trouver un tel intérêt pour la danse chez les directeurs d’Opéra, lesquels sont généralement intéressés par le seul lyrique.
 
Aujourd’hui, Sasha Waltz est une star en Allemagne, où elle a pris la relève de la popularité de Pina Bausch. Mais son style n’a rien à voir avec celui de la dame de Wuppertal. Elle n’a nul besoin de talons aiguilles et de robes Deschiens : la quasi-nudité lui suffit, mais une nudité agrémentée de façon extrêmement sophistiquée, comme dans une cérémonie primitive et barbare. Pour la seconder dans Kreatur, elle a donc fait appel à une autre star du moment, la styliste néerlandaise Iris Van Herpen, qui lui a taillé des miettes de vêtements, d’étranges lambeaux, des boules transparentes, comme pour quelque bestiole de dessin animé, et un bizarre et malsain costume de hérisson, très rock, tout en pointes acérées qui se balancent en cadence et blessent tous ceux qu’il effleure : image de force aveugle, tellurique.

© Sebstian Bolesch
 
Ce Kreatur, en fait, ce ne sont que des extraits d’humains, confrontés à toutes les fêlures possibles, sociales, physiques, psychologiques, des silhouettes ondulantes, prostrées ou enchevêtrées dans une sorte de chaos bien organisé, sur fond de musique, grondante comme une menace, du groupe Soundwalk Collective. A un moment, comme une incise à peine plus légère, passe juste un extrait de la danse arabe du Casse-Noisette de Tchaïkovski, asséné comme une lourde et lancinante mélopée.
 
Les magnifiques quatorze danseurs de sa compagnie, créée il y a vint-cinq ans, doivent avoir le plus grand mal à mémoriser ce qui n’est qu’une succession de tableaux, où ils se trouvent totalement dépourvus d’identité. Et le mot danse paraît inapproprié en regard de ces Portes de l’Enfer sculptées dans une très relative mobilité. On remarque néanmoins un immense danseur noir, comme sorti d’une sinistre mythologie, qui monopolise l’attention. Mais on ne saura pas son nom, puisque le programme ne l’indique pas, signe de vouloir collectif. Nous sommes tous frères dans la douleur ! Eclairée par les subtiles lumières d’ Urs Schönebaum, il demeure que l’œuvre est forte et inquiétante : elle fascine par son travail plastique sans qu’on la comprenne vraiment, même si quelques séquences, notamment érotiques, sont décryptables. Mais elle parle, elle marque, et laisse peu d’espoir sur l’évolution du genre humain. L’Allemagne n’a pas fini de digérer ses zones d’ombre.
 
Jacqueline Thuilleux

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Sacha Waltz : Kreatur (création française) - Dijon, Auditorium, 11 janvier 2018

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