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Khatia Buniatishvili en récital à la Philharmonie de Paris - Cheval de feu – Compte-rendu

Une fois de plus, la sirène de Tbilissi n’a fait qu’une bouchée des 2400 spectateurs d’une Philharmonie comble, rivés à leur siège comme Ulysse à son mât. D’une seule ondulation de son fourreau noir digne d’une Hayworth en Gilda, la crinière en bataille et le sourire délicieusement réservé et timide d’une jeune femme  bien plus complexe qu’il n’y paraît, elle a déployé sa magie, et tous ont suivi, avant de la réclamer inlassablement à la fin d’un récital étourdissant, sans doute le plus beau à Paris depuis son apparition à Pleyel en 2013.
 
Cette fois aucune des réserves que malgré son éblouissant talent de virtuose, sa sensibilité à vif, son intuition musicale, ses récentes interprétations de Ravel ont pu susciter chez certains, attachés à un style français plus dépouillé, n’ont pu ici jouer, car la diva géorgienne était ici au cœur de l’univers qui nous la rend précieuse entre toutes : Liszt, dont elle a toujours dit que la multiplicité rendait le mieux compte de la sienne propre, et Stravinski, dont elle rend l’incommensurable variété de tons, d’intentions, de traits, de couleurs et de variations de rythme, en véritable peintre de l’âme et du mouvement.
 
Il ne faudrait pas surtout pas passer sous silence la très étonnante Sonate n° 33 de Haydn, donnée en ouverture, avec le sens aigu que la pianiste a du déroulement quasi dramatique d’un concert, de la psychologie du spectateur qu’il convient d’arracher en douceur à son univers quotidien avant de l’emmener faire le grand saut. Sonate jouée avec une sorte de conviction douloureuse, marquée par les inquiétudes du naissant Sturm und drang qui imprégnèrent sa composition en 1771, et passant de douces rêveries à des traits désespérés, sans sortir cependant du strict cadre du XVIIIe siècle.
 
Puis, le tempérament de feu s’est éveillé, et toute la palette de la pianiste s’est déployée pour évoquer le grand Hongrois : propositions enflammées, débordantes d’une énergie à la limite de la démence pour évoquer le mythe  dans les Réminiscences de Don Juan. Noirceur, violence, fausse candeur, frénésie de plaisir menant à l’abîme, les facettes du démon séducteur galopent ici en une étourdissante synthèse, dont Buniatishvili se délecte, tant elle lui permet de varier son jeu et ses attaques, jonglant avec ses contradictions, dignes des Florestan et Eusébius de Schumann pour ce Liszt opératique attaché au drame humain.
 
Ensuite place aux sons de cristal, à la main légère qui court ailée, à la pure jouissance du clavier, dans trois Etudes célébrissimes, La Leggierezza, Feux Follets - sans doute la plus fine merveille du concert - et La Campanella, irréelle de transparence et de scintillements : là le Liszt enjôleur, maître des arpèges et des trilles en folie brillait à son maximum.
Enfin, le Liszt rhapsode, aux humeurs montées de sa terre natale, le Liszt bondissant, sombre et  farouche, aux pieds martelant quelque sauvage danse tzigane, pour la célébrissime 2e Rhapsodie hongroise, cheval de bataille des virtuoses, à laquelle Khatia Buniatishvili a ajouté un supplément de férocité en choisissant la version agrémentée d’un peu plus d’embûches par Vladimir Horowitz. La nature volcanique de la pianiste s’y épanouit avec une aisance de plus en plus flagrante, comme si elle y trouvait son propre rythme.
 
Changement d’horizon avec Stravinski, pour  les tableaux fracassés de Petrouchka, sorte de piège pour la sensibilité que cette musique provocante met à mal constamment. C’est pour la romantique Khatia l’occasion de donner libre cours à une veine expressionniste qu’elle a déjà largement exploitée dans son magnifique enregistrement "Kaléidoscope" (1) où elle parcourt Les Tableaux d’une Exposition de Moussorgski  avec la même verve figurative, plus poétique cependant chez Moussorgski que chez le terrible Stravinski. Trois Mouvements donc, transcrits par Stravinski - dix ans après la création de son ballet par les Ballets russes en 1911- pour le piano d’Arthur Rubinstein, qui évoquent La danse russe, la chambre du pauvre Petrouchka et la foisonnante Semaine grasse. Un bouillonnement de sauts, de frappes violentes, de balancements, de couleurs fortes dans laquelle Khatia s’est promenée comme dans une bacchanale, totale maîtresse du jeu.
 
Le public, éberlué par ce formidable voyage sonore, lui réclamant le traditionnel bis, la pianiste l’a ramené au calme en l’emmenant au bord de quelque rivage avec la douceur suspendue du Clair de lune de Debussy, avec l’art consommé qui est le sien, de faire silence et de s’emparer d’une salle en effleurant le clavier, suivant son propre rythme intérieur. Avant de le congédier joyeusement sur la Toccata de Prokofiev, pur exercice de style. Boucle bouclée. Du très grand Khatia, personnage flamboyant que le public plébiscite, et mieux encore, du très grand Buniatishvili dont la vision mérite de marquer son temps.
 
Jacqueline Thuilleux 

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(1) « Kaléidoscope » : Moussorgski, Tableaux d’une Exposition, Ravel, La Valse, Stravinski, Trois Mouvements de Petrouchka (Sony Classical)
 
Philharmonie de Paris, 7 mars 2016.
 
Photo © Sony Classical

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