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Kein Licht de Philippe Manoury en création française au festival Musica - Un jeu dangereux – Compte-rendu

Kein Licht, le dernier né des ouvrages scéniques de Philippe Manoury, n’est pas un opéra. Ni le compositeur ni le metteur en scène Nicolas Stemann ne se revendique du genre. À la place, ils ont forgé le néologisme polyglotte de « thinkspiel », un « jeu de la pensée » dont le chant, la musique et l’action théâtrale seraient quelques-uns des éléments. Sous-texte de ce jeu, des écrits de l’écrivaine autrichienne Elfriede Jelinek nourris du choc de la catastrophe de Fukushima.
 
Il ne faudra pas chercher ici de personnage identifié, plutôt un jeu de relations humaines ou sociales. Les deux rôles principaux, distribués à deux comédiens, sont simplement désignés A et B et le quatuor vocal (la soprano Sarah Maria Sun, la mezzo Oilvia Vermeulen, la contralto Chrsitina Daletska, le baryton Lionel Peintre) change régulièrement d’emploi au long des deux heures que dure le spectacle, alternativement victimes et rescapés, êtres humains ou esprits. De même, l’ouvrage ne prétend pas raconter quelque événement ; il propose avant tout un entrecroisement : la catastrophe, la création d’une pièce d’orchestre « à propos d’une catastrophe » et les diverses réflexions et réactions liées à ces deux faits.

© Klara Beck

Malheureusement, le jeu ne prend pas. Théâtre, musique, chant : tout semble ici comme figé, vitrifié. La faute en revient tout d’abord au texte d’Elfriede Jelinek, omniprésent mais impossible à porter sur scène. Se fait-il accusateur, il n’est que logorrhée naïve. Entend-il prendre du recul sur les événements, il n’est plus que lieux communs et pâles métaphores. Les tentatives de l’auteur et du metteur en scène pour insuffler de la comédie n’ont pas plus de succès que leur velléité d’installer un drame. Peut-être ce déferlement de texte veut-il évoquer la force inextinguible du tsunami ou l’irrémédiable irradiation, les réactions en chaîne d’atomes désormais hors de contrôle ? L’écriture de Jelinek n’a pas cette force.
 
Il en résulte une sorte de no man’s land scénique. L’agitation des acteurs, leurs éclats, leur dialogue entrecoupé tourne à vide tandis que les projections vidéo ruinent par leur naturalisme maniéré la possibilité d’abandonner le prétexte pour l’idée – alors même que c’est ce à quoi semblait inviter le « thinkspiel ».
 
Bien sûr, il faut saluer le risque pris par les créateurs de ce projet – et en premier lieu par Philippe Manoury. Déjà auteur de quatre opéras, le compositeur de soixante-cinq ans avait visiblement à cœur de ne pas se laisser aller à une forme conventionnelle. Découpé en « modules », Kein Licht entend articuler des éléments hétérogènes. Philippe Manoury intervient ainsi lui-même sur scène et la salle se fait fréquemment prolongement de la scène – l’idée, dans les deux cas, n’est certes pas neuve et s’apparente peu ou prou à la rupture du « quatrième mur » et de « l’abolition de l’incrédulité », relativement courante au cinéma. Mais, plombée par le texte envahissant, l’hétérogénéité devient fatras. Pire : la musique se trouve poussée aux marges, exilée en fond de scène.

© Klara Beck
 
Placé latéralement, l’ensemble instrumental (United Instruments of Lucilin dirigé par Julien Leroy) semble souvent étranger au drame, relégué au rang de figurant de l’ « histoire dans l’histoire » (celle du concert « à propos d’une catastrophe »). La partition électronique, diffusée dans la salle grâce à la technologie de l’Ircam, est plus audible, mais, comme le souligne le compositeur lui-même lors de son intervention sur scène, les « chaînes de son » les plus marquantes, à la fin de la deuxième partie, ne sont pas le fruit d’un cerveau humain mais « produites en temps réel par une machine ». Si cette illustration d’un monde piégé par la technologie ne manque pas de force, il n’en reste pas moins que jouer sur une scène d’opéra avec les limites de la composition est un jeu quelque peu dangereux. Et la forme-même de l’œuvre en est la première victime.

Après sa création en août dernier à Duisbourg dans le cadre de la Ruhrtriennale puis les quatre représentations strasbourgeoises, Kein Licht va continuer à tourner (du 18 au 22 octobre à l’Opéra-Comique à Paris). L’œuvre devrait pendant ce temps continuer à évoluer – espérons vers plus de densité. Deux scènes méritent le déplacement : le prologue tout d’abord, longue plainte de la trompette et de l’électronique, rejoints par les hurlements « composés » de la chienne Cheeky ; une scène de la deuxième partie, traitée à la manière du théâtre bunraku où une chanteuse prête sa voix à une marionnette-centrale nucléaire comme sortie d’une propagande publicitaire pro-nucléaire.
 
Jean-Guillaume Lebrun

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 Philippe Manoury : Kein Licht (création française) – Strasbourg, Opéra national du Rhin – vendredi 22 septembre 2017 ; prochaines représentations à Paris, Opéra-Comique, les 18, 19, 21 et 22 octobre 2017 /www.concertclassic.com/concert/kein-licht 
www.opera-comique.com/fr/saisons/saison-2017/kein-licht
 
Photo © Clara Beck

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