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Jean-Baptiste Robin en concert à Saint-Séverin – L’esprit des lieux

Le premier semestre 2016 a été placé à Saint-Séverin sous le signe des « Jeunes talents et leurs aînés », les titulaires ayant parrainé de jeunes musiciens invités à donner un récital sous forme de programme partagé : ainsi de Christophe Mantoux en janvier, avec Anna Homenya au grand-orgue, Fabre Guin à l’orgue de chœur et la soprano Lise Meyer ; puis de François Espinasse en février, avec au grand orgue et à l'orgue de chœur deux musiciens originaires de Corée : Hyewon Min et Ae Shell Nam. Un troisième concert – qui aura pour thématique « le prélude » – suivra le vendredi 13 mai : à Camille Bloche au grand orgue répondra Véronique Le Guen, depuis l'orgue de chœur et avec des Préludes de Jean-Pierre Leguay.
 
Entre-temps, l'association Plein Jeu à Saint-Séverin a convié un éminent connaisseur des lieux et de l'instrument, interprète et compositeur de renom : Jean-Baptiste Robin. Titulaire pendant dix ans (2000-2010), au côté d'Olivier Houette, du Clicquot de Poitiers, il est aujourd'hui titulaire « par quartier » de l'orgue de la chapelle du château de Versailles (1), également professeur d'orgue et d'écriture au CRR de Versailles. Pour Jean-Baptiste Robin, qui a bien connu et pratiqué l'instrument avant son relevage de 2011 (2), l'orgue de Saint-Séverin sonne toujours tel qu'Alfred Kern et Michel Chapuis l'ont voulu et conçu – on doit à ces deux maîtres si complémentaires le fameux « esprit de Saint-Séverin », qui en cinquante ans a joué un rôle essentiel dans la manière de repenser l'instrument ancien ou inspiré de l'ancien, auquel Jean-Baptiste Robin a rendu hommage dans ses commentaires de présentation des œuvres.
 
On sait combien ce Kern mi-français, mi-allemand – mais selon Robin c'est avant tout un orgue pour Bach –, est d'une extraordinaire polyvalence : à même de restituer les répertoires les plus divers sans avoir à tenter de se glisser dans les couleurs de telle ou telle facture instrumentale. On en eut d'emblée une irrésistible démonstration avec le Tiento por A.la.mi.re de Juan Cabanilles, chef-d'œuvre polyphonique étourdissant de grandeur (somptueuses sections extérieures sur les anches) et de fière élégance, de densité et de lisibilité, qualités que l'on allait retrouver tout au long d'un programme d'une saine et vigoureuse éloquence, l'absolu respect du texte et sa mise en œuvre témoignant à chaque instant du discernement de l'interprète, laissant de côté toute velléité démonstrative ou « marque personnelle » qui ne serait pas foncièrement au service de la musique. L'approche n'en fut pas moins hautement singulière, rehaussée de registrations mouvantes stimulant l'écoute, sobres mais suprêmement belles et inventives, sans recherche d'effets mais puissamment pensées et cohérentes.
 

Jean-Baptiste Robin © Aeolus

Jean-Baptiste Robin, avec infiniment d'esprit et de vivacité, enchaîna sur le délicieux (et périlleux) Capriccio sopra il Cucu de Johann Kaspar Kerll et le Ballo del granduca de Jan Pieterszoon Sweelinck (joliment accompagné de percussions), puis le désarmant Choral Ach Herr, mich armen Sünder BuxWV 178 de Dietrich Buxtehude (une merveille d'anche douce en soliste, profondément émouvante), le tout tenant lieu d'introduction à un monument idéalement proportionné, tant en regard de l'instrument que de l'espace physique : Passacaille et thème fugué BWV 582 de J.S. Bach, grandiose de sobre plénitude, incroyablement sonore et tout aussi judicieusement calibrée, riche de contrastes et néanmoins d'une ascensionnelle continuité, sur un magistral tempo « spontané » : parfait d'équilibre et de spiritualité. De Félix Mendelssohn, dont on sait combien l'œuvre sonne à Saint-Séverin, Robin (3) proposa la Troisième Sonate : même radieuse plénitude dans un Con moto maestoso sidérant d'énergie au fur et à mesure de l'accélération du tempo (fréquente dans les Sonates), pure poésie dans l'Andante tranquillo, sur voix humaine, hautbois et tremblant, dans un esprit Chapuis-Kern façon Saint-Séverin revendiqué par l'interprète – on ne saurait mieux être à l'écoute des exigences de l'intangible trinité : œuvre-orgue-lieu (et son acoustique).
 
La dernière partie du récital de Jean-Baptiste Robin fut une anticipation des 13 et 14 juin prochains à Saint-Séverin et à Notre-Dame – projet Hymnes, en l'honneur de Nicolas de Grigny (4) et à l'initiative de l'association Renaissance des Grandes Orgues de la Basilique Saint-Rémi de Reims, sur lequel on aura l'occasion de revenir – avec trois extraits de ses Cinq versets sur Veni Creator (n° 1, 4 et 5 – cycle créé par le compositeur en 2012) : pages puissantes, complexes et d'une grande séduction sonnant à Saint-Séverin de manière souveraine. Enregistrée sur l'orgue Cattiaux de Reims (5), l'œuvre sera donc redonnée à Notre-Dame le 14 juin cependant que Jean-Baptiste Robin l'a une seconde fois enregistrée, sur l'orgue Stahlhuth-Jann (1912-2002) de Dudelange, au Luxembourg (CD à paraître) : autant d'approches instrumentalement on ne peut plus contrastées, pour mieux cerner une œuvre d'aujourd'hui.
 
Et sans rupture aucune, Jean-Baptiste Robin offrit en bis, hommage qui s'imposait, le sublime Récit de tierce en taille de la Messe Cunctipotens genitor Deus de Grigny lui-même, chef-d'œuvre entre tous et confirmation de l'altière et sereine maturité de Robin interprète, si magnifiquement en phase avec Robin compositeur.
 
Michel Roubinet

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Paris, église Saint-Séverin, 8 avril 2016
 
 
(1www.concertclassic.com/article/compte-rendu-tricentenaire-de-la-chapelle-du-chateau-de-versailles
 
(2) www.concertclassic.com/article/inauguration-de-lorgue-releve-de-saint-severin-dalfred-kern-quentin-blumenroeder-compte
Proposé par Aeolus, l'enregistrement du concert du 6 novembre 2011 est disponible en ligne (« digital only »)
www.qobuz.com/fr-fr/album/les-grandes-orgues-restaurees-de-saint-severin-a-paris-les-grandes-orgues-restaurees-de-saint-severin-a-paris/3760002131924
 
(3) Jean-Baptiste Robin a gravé pour Triton l'intégrale de l'œuvre pour orgue de Mendelssohn, sur deux Gottfried Silbermann de Saxe et sur l'orgue post-baroque, à certains égards déjà romantique, de Herzberg en Basse-Saxe (Johann Andreas Engelhardt, 1845)
jbrobin.com/?q=discographie-en-savoir-plus&id=8&langue=FR
 
(4Hymnes : cinq compositeurs contemporains – Vincent Paulet, Jean-Baptiste Robin, Benoît Mernier, Pierre Farago et Thierry Escaich – « répondent » aux cinq Hymnes de Nicolas de Grigny
www.orgues-saint-remi-reims.com/Nouvel-article,92
 
(5www.aeolus-music.com/ae_fr/Plus/Nouvelles-et-articles/Aeolus-produit-un-nouveau-double-SACD-sous-le-titre-Hymnes-Hommage-a-Nicolas-de-Grigny
 
 
Sites Internet :
 
Jean-Baptiste Robin
jbrobin.com/?q=accueil
 
Plein Jeu à Saint-Séverin
www.saint-severin.com/plein-jeu/plein-jeu.html
 

Photo © DR

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