Journal

« Je ne suis pas quelqu'un qui fonce tête baissée » - Une interview de Sophie Karthäuser, soprano

Voix fine et corsée, musicalité savoureuse et plaisir évident à jouer la comédie, Sophie Karthäuser enchante depuis plusieurs années la scène européenne. Choyée par les tenants du répertoire baroque qui l’ont révélée, la pétillante soprano belge a également trouvé chez Mozart une terre d’élection qu’elle explore sans relâche. Elle interprétera une nouvelle fois le personnage d’Ilia dans Idomeneo, au Théâtre des Champs-Elysées, du 15 au 22 juin, sous la direction de Jérémie Rhorer et dans une scène de Stéphane Braunschweig, qui ne s’était pas penché sur Mozart depuis sa réjouissante et futuriste Flûte enchantée aixoise.

L'année 2011 aura sans doute une place particulière dans vos souvenirs Sophie Karthäuser, puisque vous avez été invitée à trois reprises à Paris ; au TCE pour interpréter Marzelline dans un Fidelio concertant, Salle Favart pour Agathe du Freischütz et à nouveau au TCE pour incarner Ilia dans Idomeneo. Comment vous êtes-vous préparée musicalement, psychologiquement et physiquement à affronter ces rendez-vous dans des ouvrages et des styles différents ?

Sophie KARTHAÜSER : Tous n'étaient heureusement pas des prises de rôles : je n'avais jamais abordé Marzelline de Fidelio, mais le fait de la chanter en version de concert était différent, car dans ce cas je suis très concentrée sur la seule performance vocale, l’absence de travail scénique le permettant. Sans mise en scène, qui peut ralentir, ou faire écran - même si j'ai jusqu'à ce jour eu la chance de côtoyer des metteurs en scène dont j'apprécie le talent -, le challenge physique est moindre et nous pouvons nous polariser davantage sur les questions vocales. Je redoutais Agathe, je dois le reconnaître, à cause du poids de la tradition qui a toujours privilégié des voix plus lourdes que la mienne. Ce personnage m'effrayait et représentait un défi de taille, mais tout s'est bien passé, en grande partie grâce au soutien de John Eliot Gardiner, qui est un chef fabuleux et qui a insisté pour que la distribution soit constituée de voix mozartiennes, pour s'éloigner du romantisme allemand.

Mais qu'il s'agisse d'une production ou de concerts, l'investissement est finalement assez semblable en ce qui concerne le travail vocal ?

S.K. : Oui bien sûr, car la partition est toujours là, nous devons la chanter et le travail s'impose. Il arrive que la mise en scène nous aide à trouver le personnage, ou une autre manière de l'interpréter, car lorsque nous abordons un nouveau rôle, nous le percevons d’une certaine manière, laissons parler notre instinct et oublions parfois qu'il est multiple. Mais tout ne se trouve par toujours dans la musique et l'éclairage d'un metteur en scène peut nous perturber, bousculer notre vision, mais également nous aider à en comprendre certains aspects obscurs.

Il n'est pas très surprenant de vous retrouver dans un opéra de Mozart, pour ce premier festival au TCE, ce compositeur étant l'un de ceux que vous chantez le plus souvent et qui vous a, jusqu'à aujourd'hui, porté chance : comment s'est produite la rencontre avec ce musicien qui a permis à tant d'artistes d'éclore avant vous ?

S.K. : Aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours aimé la musique de Mozart. J'ai débuté dans la musique baroque qui convenait parfaitement à des voix légères comme la mienne, puis je me suis tournée naturellement vers Mozart, étant invitée dans plusieurs productions. J'ai eu de la chance car c'est la musique que je préfère. Il y a chez ce compositeur non seulement une façon unique d'écrire pour la voix, mais aussi une richesse dans la simplicité de la ligne, une évidence, comme si elle coulait de source. Pourtant elle ne convient pas toujours à toutes les typologies vocales. Je trouve dans la musique de Mozart, le théâtre, une façon de faire vivre les récitatifs qui me plait beaucoup ; tout cela me ramène certainement à mon enfance, pendant laquelle je me faisais des spectacles pour moi toute seule dans le salon. (Rires). Il m'inspirait déjà.

Vous faites partie de cette génération d'artistes qui chantent davantage avec des formations baroques que modernes : qu’éprouvez-vous lorsque vous vous retrouvez avec un orchestre et un chef traditionnels, comme c'était le cas dernièrement pour Fidelio dirigé par Kurt Masur ?

Il y a des différences et c'est ce qui fait toute l'excitation de ce métier, qui est une passion ; justement nous pouvons aborder toutes sortes de musiques de façons différentes. Jouer Fidelio avec Kurt Masur et chanter quelques mois plus tard Ilia avec Jérémie Rohrer, permet de pénétrer dans deux mondes distincts. Je dois avouer que je me retrouve davantage dans la musique classique abordée par les baroqueux, par les « spécialistes de la musique ancienne », même si aujourd'hui les frontières sont bien plus poreuses que par le passé. Pour des questions de goût et de racines, je suis moins penchée vers la manière romantique d'aborder la musique, mais cette nouvelle façon de travailler Fidelio m'a énormément appris. Ce sont des univers séparés qui mettent du piment dans notre métier, mais au bout du compte l'approche du chef, sa manière d'aborder la musique et de l'interpréter importe plus que tout. Il est parfois difficile de taire son instinct... Je me souviens d'avoir eu des moments difficiles pendant les répétitions, car je ne possède ce legato naturel que l'on attend dans ce type de musique et j'ai tout fait pour l'obtenir.

Parmi les personnes qui ont beaucoup compté pour vous, il y en a deux sans lesquelles votre carrière ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui : votre premier professeur de chant à Liège, Greta de Reyghere et Noelle Barker, rencontrée à la Guildhall de Londres, que vous consultez toujours. Pouvez-vous nous expliquer ce en quoi elles vous ont été indispensables?

S.K. : Je pense qu'un professeur de chant est vraiment capital pour accompagner nos premiers pas et donner un sens à notre carrière, car il enseigne la technique vocale tout en invitant à suivre un chemin adapté, par rapport au répertoire, ce qui est essentiel. Je me rends compte que lorsque je dois accepter une proposition nouvelle, il n'est pas toujours facile d’être capable d'anticiper et de parier sur l'évolution que connaîtra ma voix. Tous les chanteurs doutent à un moment donné pour savoir où aller et quelle direction prendre. Le professeur connaît votre voix et doit voir dans l'avenir - quand il a de l'expérience ! Ce ne sont pas des devins, mais ils sont indispensables. Je ne remercierai jamais assez Greta de Reyghere, qui ne m'a pas abîmé la voix, et m'a encouragée à aller voir ailleurs, à prendre mon envol, ce qui est indispensable.

Vous avez également travaillé avec Elisabeth Schwarzkopf, pédagogue réputée pour son extrême exigence ? Qu'avez-vous retenu de ses conseils et de son approche de la musique ?

S.K. : Je n'ai pas eu beaucoup de cours avec elle, mais j'ai appris énormément. Comme vous le mentionnez son exigence est incroyable, elle aborde une partition et s'y jette corps et âme comme si sa vie quelque part en dépendait. Pour moi c'était nouveau, non pas parce que je n’avais travaillé jusque là qu’en surface, mais parce que sa très forte personnalité et sa façon de dire les choses, comme elle les pensait, n'avaient rien de comparable ; il lui est arrivé de me dire que je faisais des sons affreux (rires) ! Je me demandais alors ce que je faisais devant elle et en même temps, j'ai accepté sa dureté. J'avais apporté beaucoup de partitions sur lesquelles nous sommes parfois restées longtemps, parfois beaucoup moins. Je me souviens lui avoir proposé Pamina, rôle je n'avais pas encore abordé à la scène, mais après quelques mesures, elle a préféré que nous passions à autre chose, m'assurant que ce n’était pas pour moi. Je me revois encore sortir de ses cours et dans l'avion qui me ramenait chez moi, écrire pour me souvenir de tout ce qu'elle m'avait dit. Je consulte aujourd'hui encore mes notes. Ce fut une expérience très marquante.

Comment êtes-vous parvenue à concilier l'apprentissage de la technique, de la grammaire vocale, avec celui de l'interprétation qui passe forcément par l'acquisition d’une culture musicale et englobe la connaissance des partitions et la manière de les aborder ?

S.K. : C'est facile si vous avez la passion ! Si vous n'éprouvez pas l'envie d'apprendre, ce métier est impossible à supporter. J'ai eu la chance d'avoir des parents musiciens amateurs et d'être née dans un petit village de Belgique, où la tradition du chant choral et de la musique d'harmonie était très importante. J'ai ainsi étudié très tôt la clarinette, ce que je conseille aux jeunes chanteurs car l'apprentissage d'un instrument et l'acquisition du solfège ne peuvent qu'être bénéfiques au travail de la voix. Avoir une formation avant quinze ou seize ans n'est pas très utile, car on risque toujours de malmener la voix.

Y a-t-il encore, comme par le passé, de grands maîtres, chefs ou répétiteurs, capables d'enseigner aux jeunes l'art apprendre un rôle, une partition ?

S.K. : J'ai rencontré une fois en Angleterre un répétiteur qui avait longtemps travaillé au Festival de Glyndebourne et avait croisé beaucoup de chanteurs. Par rapport à ce type de répertoire mozartien, il était reconnu pour être un spécialiste. Mais je ne suis pas attachée à un maître en particulier et je préfère ne pas arriver aux répétitions trop préparée, pour ne pas avoir d'idées préconçues : j’aime me sentir ouverte à ce que le chef veut apporter à la partition.

Quelles sont les cantatrices vivantes ou non, dont les instruments sont ou étaient similaires au vôtre, qui vous ont inspirée ?

S.K. : On m'a récemment comparée à Gundula Janowitz, une cantatrice que j'aime beaucoup, mais je ne suis pas sûre d'aborder le même répertoire... J'apprends beaucoup en écoutant de nombreuses versions lorsque j'aborde un nouveau rôle. J'adore connaître les enregistrements qui ont été réalisés avant moi - sans pour autant copier les interprètes, seulement par curiosité, il n'y a rien de malsain -, pour m'en inspirer ou au contraire m'en échapper. Une carrière comme celle de Christa Ludwig, longue et fameuse est pour moi un exemple à suivre. Cecilia Bartoli m'inspire, je suis l'une de ses plus grandes fans, car il me semble qu'elle a trouvé quelque chose que les autres n'ont pas : c'est impalpable, une magie qui arrive dès qu'elle est sur scène, une joie qui s'impose au-delà du chant. Il s'agit pour moi d'une technicienne incomparable, qui me procure un plaisir intense. Ce qu'elle fait est fabuleux et elle a quelque chose en plus, cette joie profonde qu'elle fait partager et vit en même temps que nous. Cette sensation d'être là pour le public me touche énormément, sans parler de sa voix, que l'on peut critiquer, mais qui me touche, ainsi que l'intensité qu'elle dégage, sans oublier cette manière très personnelle qu'elle a de chanter chaque note. Voilà, il faut que j'arrête (rires).

Sinon vous allez finir par être engagée pour écrire sa biographie... On ne sent pas chez vous de frénésie, mais plutôt et c'est tout à votre honneur, beaucoup de calme et de recul, ce qui vous permet de progresser naturellement sans prendre de risques inutiles. D'où tenez-vous cette discipline ?

S.K. : Je ne sais pas, je ne m'en rends pas compte, car pour moi c'est une évidence, cela fait partie de mon caractère, je ne suis pas quelqu'un qui fonce tête baissée ; je réfléchis toujours avant de faire des choix et pas uniquement dans ma carrière. La voix est un élément fragile et je suis convaincue qu'il ne faut pas bousculer le cours du temps. Il y a toujours des risques à interpréter un rôle pour la première fois, cela reste une plongée dans l'inconnu, même avec des partitions mozartiennes...

Avez- vous l'impression d'avoir raté des opportunités?

S.K. : Non, pas jusqu'à présent. Je suis très entourée par mes professeurs de chant et par certains chefs d'orchestre qui me font confiance depuis plusieurs années, tels que Jérémie Rhorer, René Jacobs ou William Christie. Ils ont la gentillesse de me proposer régulièrement de nouvelles aventures musicales qui me conviennent : je me sens comme « protégée ».

Qu'est-ce qui vous pousse à choisir une production par-delà l'œuvre. Le chef ou le metteur en scène ?

S.K. : A priori je serai tentée de vous répondre qu'en règle générale le chef me donne envie d'accepter une offre car il est, en principe, le plus habilité à savoir ce qui est fait pour moi et correspond à mes moyens. Mais le metteur en scène peut être un élément moteur, un sujet d'excitation, surtout s'il s'agit d'un artiste réputé pour son talent novateur.

Mirella Freni a déclaré que "l'on ne pouvait pas donner corps à sa création, sans sacrifice". Qu'en pensez-vous ?

Se lancer dans une « carrière » quelle qu'elle soit, demande toujours des sacrifices, le premier et le plus pesant étant celui qui oblige à être séparé de notre famille ; l'absence est toujours ressentie comme un déchirement et nous savons que nous devrons sans cesse quitter la maison, la plupart du temps pour plusieurs semaines, ce qui n'est pas facile. J'ai parfois envie de lever le pied pour être davantage auprès de mes enfants et résister à cette espèce de boulimie qui fait accepter toujours plus de propositions. J'essaie de m'arrêter un mois par an, en août, pour me protéger et me reposer avec ceux que j'aime. J'ai dû refuser par exemple cet été un concert Mozart aux Etats Unis dirigé par Louis Langrée, que j'adore. C'est vraiment dommage, mais je ne voulais pas revenir sur ce que j'avais prévu.

En 2007 vous avouiez que vos rêves seraient de chanter Mozart à Salzbourg avec Harnoncourt, de débuter à Milan, New York et Londres et de continuer à faire votre métier sereinement en conciliant vie de famille et carrière : y êtes-vous parvenue ?

S.K . : J'ai chanté à Salzbourg Idomeneo, avec Marc Minkowski au pupitre, j'ai travaillé avec Harnoncourt une cantate de Haendel et interprété Didon et Enée. Mais je ne suis plus convaincue qu'il faille à tout prix débuter à Milan, ou New York. Plus j'avance et plus je suis persuadée que les gens avec lesquels nous travaillons sont plus importants que tout.

Comment pensez-vous que votre voix va évoluer dans les prochaines années ?

S.K. : Si les choses se déroulent comme je l'espère, je devrais pouvoir aborder Fiordiligi et la Comtesse, mais je veux prendre le temps et continuer de chanter Ilia dont j'ai encore besoin. Le fait d'avoir abordé le rôle d’Agathe est pour moi source de satisfaction et pour tout vous dire je suis heureuse de ne pas l'avoir chanté en Allemagne.

Propos recueillis par François Lesueur, le 19 mai 2011

Mozart : Idomeneo
Paris - Théâtre des Champs-Elysées
Les 15,17, 19, 21, 22 juin 2011
www.theatrechampselysees.fr

> Programme détaillé et réservations du Théâtre des Champs-Elysées

> Vous souhaitez répondre à l’auteur de cet article ?

> Lire les autres articles de François Lesueur

Photo : Sylvain Godfroid
 

Partager par emailImprimer

Derniers articles