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Iolanta & Casse-Noisette au Palais Garnier – L’irrésistible ascension – Compte-rendu

Il y a trois ans, lorsque l’Opéra de Paris décida de confier ce programme au metteur en scène vedette Dmitri Tcherniakov, l’idée put paraître artificielle de rassembler sous un même étendard l’opéra Iolanta et le ballet Casse-Noisette, deux œuvres en apparence si différentes par les moyens qu’elles demandaient et le public qu’elles concernaient. Tcherniakov, toujours  à cheval sur une fusée du XXIe siècle, comme le Baron de Münchhausen sur son canon, et en même temps viscéralement attaché à ses racines russes qu’il analyse et ressent mieux que personne, avait su en montrer la nécessité, ou du moins la cohérence.
 
D’abord en rappelant à notre culture limitée que les deux pièces avaient été crées le même soir au Mariinsky, le 18 décembre 1892, et surtout, avec plus d’un siècle de regard et de distance, en faisant ressortir leur communauté d’inspiration, qui permet d’approcher l’âme d’un Tchaïkovski proche de sa fin et désireux d’aller au-delà de la beauté divertissante dans lequel on confinait alors l’art du ballet, auquel il aspirait de donner plus de profondeur. Et en nous offrant, par d’habiles tours de passe-passe, une ascension vertigineuse à laquelle on ne s’attendait guère. Long et touffu programme donc, à partir d’une musique faussement facile, et qui ne laisse pas respirer un seul instant, de la montée vers la lumière de Iolanta, apeurée par la découverte d’une vérité qu’on n’avait pas voulu lui faire affronter, à celle de Marie, l’adolescente gâtée qui plongeant dans un rêve évoluant en cauchemar, découvre la complexité douloureuse du monde des adultes, auquel elle aborde.
On avait dit, lors de la création, combien Tcherniakov avait fait ressortir la vérité psychologique du drame à l’issue heureuse vécu par Iolanta, dans un décor serein de salon crème et doucement enveloppant, éclairé a giorno par Gleb Filshtinsky, avec une appréciable sobriété, et dans les costumes délicats de Elena Zaitseva. Le tour de force qui le fait passer à l’univers menaçant de Casse-Noisette est encore plus remarquable, les personnages de l’opéra, donné en divertissement pour l’anniversaire de Marie, se dédoublant  en personnages de ballet, qui prolongent l’histoire. Et les trois rois mages de la danse auxquels il a confié ce changement à vue, Edouard Lock, Arthur Pita et Sidi Larbi Cherkaoui ont merveilleusement su animer de leurs talents dissemblables, les vagues fortement contrastées de cette fête initiatique, qui va mener Marie au cœur de l’amour et de la mort, des peurs refoulées et des duretés d’un monde qu’elle jugeait bénin et tendre.
 

Valentina Naforniţă (Iolanta), Dmytro Popov (Vaudémont) © Julien Benhamou - Opéra national de Paris

 
Dominent les secousses névrotiques de la chorégraphie de Pita, prodigieusement transmises par la belle Naïs Duboscq -notamment pour une danse arabe envoûtante- en un bal morbide de poupées menaçantes à force d’inexistence, et le lyrisme passionné des portés conçus par Cherkaoui, exaltant le jeune amour de Marie et de Vaudémont, tandis que les vidéos angoissantes de forêts sombres où rodent des formes étranges, signées du vidéaste Andrey Zelenin, ouvrent les fenêtres de l’inconscient. Une partition pleine de zones d’ombres, comme l’avait jugée Simon Rattle qui en grava une version miraculeuse d’acuité.
 
Malheureusement le chef tchèque Tomas Hanùs n’est pas Rattle ni même Altinoglu qui enchanta de sa finesse les représentations de 2016. Ni Iolanta ni Casse-Noisette ne sont la Walkyrie, et la violence brute avec laquelle il a d’emblée ouvert Iolanta ne s’est pas démentie. Option, certes, mais aussi manque car bien des failles sont apparues entre la direction et les chanteurs, tentant de suivre le mouvement. Le plateau, lui, n’avait presque rien à envier à celui de la création parisienne, même si la très fine et gracieuse Valentina Naformita n’a pas les envolées langoureuses et charnues d’une Yoncheva, et si le Roi René de Krzystof Baczyk, très convainquant vocalement, est encore un peu jeune pour émouvoir dans ce rôle complexe.  Saine présence du ténor Dmytro Popov en Vaudémont, retrouvailles séduisantes avec la grande mezzo – ex Carmen – Elena Zaremba en Martha, solide Ibn-Hakia, médecin-magicien  annonciateur de Drosselmayer, de Johannes Martin Kränzle et surtout somptueux éclats de voix d’Artur Ruciński en duc de Bourgogne.
Trois petits tours et puis voilà qu’apparaît Marie, idéale adolescente incarnée par Marion Barbeau, première danseuse de 28 ans qui en paraît 15 - à Saint-Pétersbourg, la créatrice du rôle avait 12 ans. Un rôle énorme car non seulement il demande une grande aisance technique puisqu’elle doit s’adapter au style de trois chorégraphes, mais surtout parce qu’elle doit passer de l’innocence de l’enfance à l’intensité d’un personnage de femme déjà brûlée par la vie. La danseuse, totalement habitée, porte ce rôle riche et lourd avec une grâce et une véhémence extrêmement émouvantes. On la verrait volontiers incarner la Giselle de Mats Ek, comme le fit jadis et ici même, Céline Talon, qui n’était pas davantage une étoile. Autour d’elle, outre son beau partenaire, Arthus Raveau, alternant avec le superbe Jérémy-Loup Quer, des personnages bien découpés, que domine de sa grâce altière Emilie Cozette, comme il y a trois ans Alice Renavand. Un spectacle douloureusement enchanteur, qui surprend et emmène très loin.
 
Jacqueline Thuilleux

Tchaikovski : Iolanta - Casse-Noisette – Paris, Palais Garnier, 10 mai ; prochaines représentations, les 13, 15, 16, 19, 21, 22 & 24 mai 2019 / www.concertclassic.com/concert/iolanta-casse-noisette-0
 
 
Photo © Julien Benhamou - Opéra national de Paris
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