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Hommage à Patrick Dupond au Palais Garnier – Soleil noir – Compte-rendu

 

Pompes et circonstances ! Pourtant, rien de convenu ni d’artificiel dans l’hommage rendu par le Ballet de l’Opéra à celui qui fut l’un de ses astres, et même, trop jeune, son directeur fugace, de 1990 à 1995. Si le défilé imaginé par l’étoile et qui ajoutait à l’habituel déroulement, l’apparition d’anciennes étoiles, a été présenté au gala du 21 février, il est redevenu tel qu’à l’accoutumée pour les deux autres représentations, avec toujours le même charme, en prélude à un programme admirablement composé et exécuté.
 

© OnP
 
Auparavant, un petit film composé d’images d’archives de l’INA et de l’Opéra réalisé avec finesse par Vincent Cordier, avait projeté comme une boule de feu sur un public qui n’attendait que cela, quelques images éblouissantes de la star défunte : on retrouvait sa beauté solaire, son charisme, ses bonds étourdissants, sa gouaille, son impertinence d’enfant terrible,  sa gentillesse, sa frénésie de mouvement et de vie, et en même temps, très tôt, l’angoisse qui peu à peu creusait ces traits de jeune Bacchus, les cernes qui marquaient un visage devenu émacié, comme une peur qui disait sa crainte du temps, de l’impossibilité de vibrer comme son corps le lui imposait. Et que des drames allaient incruster en lui tels des stigmates de bonheur enfui. Jusqu’à sa résurrection en homme marqué mais généreux, et affamé d’ouvrir aux autres les portes du château dont il avait les clefs. Trop vite célèbre, adulé, trop vite couvert de gloire et de responsabilités, trop vite jeté, pour finir humblement, dans une toute autre gloire, celle de sa sincérité et de sa grandeur d’âme.
 

Vaslaw (chor. J. Neumeier) © Yonathan Kellerman - OnP
 
Après ces souvenirs de rôles marquants, deux ballets bouleversants, aux antipodes l’un de l’autre, mais se rencontrant dans la compréhension qu’ils avaient de la jeune idole : de John Neumeier, le Vaslaw, qu’il composa pour lui en 1979, lors d’une rencontre à Hambourg, où Patrick Dupond était venu participer à un gala. Obsédé par le profil à la fois virtuose et novateur de Nijinski, sorte de métaphysicien de la danse, Neumeier, en état de choc,  vit sans doute dans le danseur français une sorte de réincarnation de son dieu. Et écrivit à ses mesures encore fraîches cette pièce ambitieuse, composée sur des extraits de Bach (Clavier bien tempéré et Suites françaises), que Nijinski rêvait de chorégraphier : dessinée en lignes épurées, voire ascétiques, une descente dans les aspirations les plus folles, les plus violentes du Dieu de la danse. Sur le plateau, juste un piano, merveilleusement habité par les doigts de David Fray, tout en finesse et en précision, trois couples qui effectuent des figures d’un académisme mathématique, comme sur une portée, et le danseur, torse nu, face à sa vérité, immobile puis soudain parcouru d’élans, de secousses, qui montrent que les mouvements vus ne sont qu’une projection intérieure et  vont en déclencher d’autres. L’étrange, et le séduisant dans cette pièce difficile, étant le contraste entre la pureté des mouvements des couples et l’animalité du danseur, lorsqu’il brise les lignes.
 
Le rôle, marquant pour un Dupond de 20 ans qui n’avait peut-être pas la maturité suffisante pour une telle descente en soi, fut souvent repris, notamment par Kader Belarbi, lequel le porta avec une hauteur et une élégance suprêmes. Mais il touche aujourd’hui à son acmé grâce à la présence, pour un soir, d’Alexandr Trusch, vedette du ballet de Hambourg, et qui, à 33 ans, baigne dans l’univers de Neumeier depuis vingt ans, en raison de sa formation à l’Ecole de Hambourg avant son entrée dans la troupe. Intensément concentré, torturé, capable de l’immobilité la plus parlante, il absorbe l’attention, au milieu de la pureté des autres danseurs, comme une torche jetée sur un décor délicat. Il va plus loin que Dupond, sans doute, mais cette progression lui rend aussi justice, montrant la profondeur du cheminement dans des corps habités par la danse.
 

Le Chant du Compagnon errant (chor. M. Béjart) © Yonathan Kellerman - OnP

Puis, la splendeur pure, avec le Chant du Compagnon errant créé en 1971 par Maurice Béjart au Forest de Bruxelles, pour le duo historique Rudolf Noureev- Paolo Bortoluzzi, et que Dupond dansa ensuite avec ce même Noureev, lequel allait vers le terme de sa propre auréole. Tout s’enchaîne et le duo formé par la présence inspirée de Mathieu Ganio, le plus grand artiste de l’opéra à ce jour, et malheureusement plus pour très longtemps, et le solide Audric Bezard, a de quoi marquer les annales. Bouleversant de fragilité, Ganio y dit déjà un adieu, tandis que le ténor Sean Michael Plumb égrène avec un beau lyrisme la douloureuse complainte mahlérienne, plus sobre et de ce fait plus parlante qu’à l’accoutumée. On a l’habitude de dire que la danse est éphémère, et qu’il est difficile de constituer un répertoire avec des œuvres mouvantes, lesquelles, comme leur nom l’indique, ont souvent perdu de leur sens dès qu’elles sont évaporées. Tel est souvent le cas pour les ballets de Béjart, qui ne collèrent que trop bien à leur temps. Celui-ci, heureusement, n’a pas pris une ride. Sobre, simple, découpé au cordeau, avec des gestes clairs comme une mélodie. La page Béjart, Noureev, Dupond, Ganio peut-être semble se tourner, mais elle laisse des échos qui vibreront longtemps.
 

Etudes (chor. H. Lander) © Yonathan Kellerman - OnP
 
Et puis, parce que la jeunesse piaffe, que les danseurs ont à cœur de battre des jambes et des bras, qu’ils travaillent férocement depuis l’enfance pour obtenir de leur corps légèreté et brillance, on les a lancés dans l’arène avec le percutant Etudes, chorégraphié en 1948 par le Danois Harald Lander, l’un des maîtres de l’époque, sur des Etudes de Czerny arrangées façon choucroute par Knudage Rüsager. Une aventure revigorante, dans laquelle le chef Mikhail Agrest, déjà apprécié lors du programme Balanchine, a lancé l’Orchestre de l’Opéra, visiblement très concerné. Et dont le résultat fut jouissif, dans l’enchaînement de pas d’écoles enchevêtrés de façon étourdissante, où la médiocrité ne peut avoir sa place : grands battements, fondus, frappés, fouettés, pour une fois par des hommes, Etudes n’est qu’un festin de prouesses. Et ce fut aussi, pour la soirée du 22 février où les beaux Marc Moreau et Jérémy-Loup Quer tinrent la vedette par leur mordante virtuosité, l’occasion de vérifier une nouvelle fois combien la première danseuse Héloïse Bourdon est peut-être la ballerine romantique que le répertoire parisien attend : dans les passages où Lander évoque avec grâce les délicatesses des Sylphides ou même de Giselle, elle a rendu avec son beau profil, ses jambes aériennes, ses bras ailés, comme une vapeur légère qui planait sur cette soirée complexe, riche d’émotions, et de beauté, le plus fidèle hommage possible à un artiste qui en fut habité.
 
Jacqueline Thuilleux
 

Paris, Palais Garnier, le 22 février 2023

Photo (Vaslaw) © Yonathan Kellerman - OnP

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