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Hommage à Nijinski à la Philharmonie de Paris - La danse en questions - Compte rendu

Voilà un spectacle qui pose bien des questions : d’abord pour l’importance croissante de la danse : des plateaux classiques et des petites salles plus modestes où se pratique la création, souvent hasardeuse, la voici qui se glisse dans les grandes aires d’expositions (à Lyon, Corps rebelles au Musée des Confluences, au Louvre, où Corps en mouvements tente de cerner le corps mobile, vu par les plasticiens, et maintenant dans les salles de concert : à la Fondation Vuitton et maintenant dans la grandiose salle de la Philharmonie parisienne. Malgré le succès remporté, dire qu’elle n’a pas encore trouvé son espace dans ce lieu inadéquat est une évidence, surtout en raison de la présence de l’orchestre lequel, placé presque au même niveau, vampirise l’attention, et fait que les danseurs paraissent lointains, et comme étrangers, alors qu’ils sont largement aussi éloignés dans les salles traditionnelles, surtout lorsqu’on est perché au pigeonnier, mais que l’orchestre se fait oublier dans sa fosse. Sans parler des lumières qui n’ont pas paru ici convenir pour mettre en valeur les finesses expressives.
 
© Le Sacre du Printemps © Laurent Philippe

Autre questionnement : le pourquoi de cette obsessionnelle quête, cette ronde menée autour de Nijinski, personnage qui fut l’incontestable génie de la danse du XXe siècle (sans oublier Noureev tout de même) et qui bouscula toutes les conventions en renonçant à l’art de séduire pour tenter de trouver le geste vrai à défaut du geste beau, idéal dont tout le siècle dansant allait se faire le porteur. Mais voilà : le Sacre du Printemps, opus phare de l’œuvre chorégraphique de Nijinski, ne fut représenté que huit fois, L’Après-midi d’un faune perdura un peu plus mais dans des variations multiples, Jeux disparut totalement tandis que Till Eulenspiegel, ballet raté, fut englouti dans l’indifférence. Quant à l’interprète, il n’en existe que très peu de photos, et notamment celles du Baron de Meyer, les plus belles et les plus  parlantes, pour le Faune justement, au sein d’une multitude de portraits, crayons, aquarelles et autres huiles signées Blanche, Barbier et tant d’autres, sans parler des bronzes de Rodin, lequel n’était pas insensible aux charmes du danseur.
 
Et pourtant, la trace de ce génie hors normes certes mais si fugace – à peine dix années de présence sur les scènes –  a perduré comme un mythe qui se nourrit de lui-même, et les essais n’ont pas manqué pour faire revivre non ses performances, mais ses aspirations à une autre danse, à une autre dimension du corps. On sait quelle fut l’aventure menée par les chercheurs anglais, Millicent Hodson et Kenneth Archer qui menèrent un travail de fourmis imaginatives pour tenter de retrouver l’essentiel du Sacre du Printemps, version abondamment conspuée par ceux qui considèrent que vu la minceur des documents conservés, cela est tout à fait impossible et également contestée par Tamara Nijinska, la fille du danseur.

François-Xavier Roth © françoisxavierroth.com

Dominique Brun, danseuse contemporaine qui mène un travail éducatif  dans de nombreuses structures, dont Royaumont et l’Université Paris VIII, outre des recherches historiques sur les grands moments de la danse du XXe siècle, a ici pris les rênes de cette nouvelle quête. Mené à la demande de la Philharmonie de Paris, son travail sur le Sacre avoue n’être qu’une recréation inspirée des quelques témoignages restants et ne prétend nullement à l’authenticité. Sur une lacustre toile de fond de l’Atelier Devineau, inspirée de Roerich, passent et piétinent des silhouettes lourdement ployées, abattues, des vieillards animés par une énergie sacrificielle, une vierge tournoyant presque mollement, comme engourdie par l’ivresse, dans des costumes très inspirés des originaux : c’est là la partie la plus intéressante du spectacle. D’autant qu’elle repose sur le support vibrant de l’Orchestre Les Siècles et de son chef, le fulgurant François-Xavier Roth, qui s’est ici employé à reconstituer les moyens et l’orchestre exact de la création. Démarche  idéalement adaptée à son tempérament, ce qui nous permet de nous replonger plus encore qu’à l’accoutumée dans la violence de Stravinski, tandis que la chorégraphie de Dominique Brun évoque bien la sauvagerie de Nijinski, lequel affirmait détester le style « papillon et pétales de roses » - on imagine combien il fut exaspéré par le Spectre de la Rose,  pourtant un de ses plus grands triomphes- et se revendiquait comme primitif, ajoutant «  moi, ma viande, je ne la mange pas avec de la béarnaise » !
 
Tout autres sont les images laissées par l’Après-midi d’un Faune, dont on a gardé l’essentiel puisque Nijinski écrivit sa chorégraphie. On en sait l’enjeu, l’ombre et le soleil, la chaleur écrasante d’une sieste sous les oliviers, la sueur, la sensualité, la sexualité du faune mises en éveil par l’apparition de nymphes et surtout d’une d’elles dévêtue par ses compagnes pour le bain. On sait aussi le pari de Nijinski qui, fasciné par les vases grecs que Diaghilev lui avait fait découvrir, enleva chaussons et pointes, pourpoints et ornements pour dérouler au ras du sol une sorte de fresque à peine animée, aux gestiques cassées, comme si les peintures antiques se déroulaient en trois dimensions, tout en gardant un caractère figé, presque à l’égyptienne, que seul anime le désir du Faune. Mais le fond noir absolu tendu sur la scène de la Philharmonie, la dureté des lumières anéantissaient toute sensualité, laquelle doit s’exprimer de manière subtile, à peine esquissée, avant l’orgasme final. Et là, tandis que les nymphes semblaient encore plus raidies que sur les vases eux-mêmes, la silhouette de François Alu, formidable premier danseur de l’Opéra, musculeux et faunesque à souhait, encore qu’on l’admire surtout dans ses sauts, ne parvenait pas à distiller la moiteur nécessaire. Nijinski lui-même, dans ce cadre, n’eut sans doute pas plus ému.
 
Quant à Jeux, dont on répète que tout s’est perdu, à l’exception de commentaires et de photos montrant clairement que la pièce était faite pour un danseur, Nijinski et deux danseuses, Karsavina et Schollar, Dominique Brun en a fait une création libre, mais en tentant de garder l’esprit de l’époque, 1913. On a donc la vision de quelques courses gracieuses et d’étreintes furtives de jeunes gens qui se croisent en toute légèreté. Mouvements duncaniens, dont on se dit qu’il ne sont sans doute pas suffisamment accomplis pour ressembler à autre chose qu’à un cours de danse rythmique pour débutants. La musique de Debussy, qui va moins bien au tempérament vigoureux de Roth, ne suffit pas à créer la magie.
 
Et enfin, question majeure, en toute honnêteté : Nijinski fut il vraiment un immense chorégraphe, ou n’eut il pour génie que son désir de révolution, sa folie de changement, sa soif de vérité, qui sont déjà beaucoup ? Sa carrière fut éblouissante, sa vie tragique, son revirement face aux trompettes de la renommée pour se trouver lui-même, exemplaire d’un artiste dévoré par l’authenticité de son art. Certes. Influencé par Isadora Duncan, habité d’une slavophilie viscérale, il fit faire un bond dans l’inconnu à la danse, sans pour autant que ses chorégraphies prouvent qu’il put en être un artisan majeur, sinon par ses intentions. Mais le retour, l’hommage à ces impossibles sources se poursuit étonnamment, sans que l’on se lasse. Comme si la danse contemporaine, en puisant ses sources dans le rejet de la classique par son représentant le plus inouï, se cherchait une légitimité. De cela, la démarche intéressante de Dominique Brun et de sa compagnie, Association du 48, est fortement révélatrice. 
 
Jacqueline Thuilleux

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Paris, Philharmonie (Grande Salle), 23 octobre 2016
 
Photo (Le Sacre du Printemps) © Laurent Philippe

Site d'Association du 48 : a48.fr/

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