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Hélène Dugal et l'Ensemble Gilles Binchois interprètent le Livre d'orgue de Montréal – La Belle Province à Saint-Séverin

Le concert donné à Saint-Séverin par Hélène Dugal (1), organiste titulaire de la cathédrale Marie-Reine-du-Monde de Montréal (édifice monumental inspiré de Saint-Pierre de Rome, doté d'un grand orgue comptant aujourd'hui 93 jeux érigé par Casavant en 1892/1951, relevé et agrandi par Guilbault-Thérien en 1996 : deux grands noms de la facture d'orgue québécoise), a permis d'évoquer un monument trop rarement entendu de ce côté de l'Atlantique – une authentique découverte pour nombre d'auditeurs – tout en rappelant les liens organistiques puissants qui unissent la France et le Québec.

Hélène Dugal © DR

En 1978, la musicologue Élisabeth Gallat-Morin, spécialiste de la vie musicale en Nouvelle-France, découvrait dans les archives du notaire Jean-Joseph Girouard (1795-1855) alors entreposées à la Fondation Lionel-Groulx (Outremont, Montréal), centre fameux de recherche sur l'histoire de l'Amérique française (2), un volume manuscrit intitulé Pièces d'orgue, rebaptisé Livre d'orgue de Montréal par la musicologue – qui par la suite a publié une vaste Étude critique et historique sur ce volume (Éditions aux Amateurs de Livres / Les Presses de l'Université de Montréal, 1988). Il s'agit, ni plus ni moins, du plus important recueil de musique d'orgue du temps de Louis XIV : 398 pièces réparties sur 540 pages, soit une quarantaine de cahiers regroupés en un gros volume sous sa reliure d'origine. Dès 1981, la Fondation Lionel-Groulx le publiait en fac-simile (3). S'ensuivit, sous les auspices de l'Institut québécois de recherche sur la culture, une édition critique en trois volumes préparée par Élisabeth Gallat-Morin et le claveciniste et organiste montréalais Kenneth Gilbert (Éditions Jacques Ostiguy, Saint-Hyacinthe, 1985, 1987 et 1988). Une « édition pratique » plus récente a été mise en ligne par Pierre Gouin (Les Éditions Outremontaises, 2010), librement accessible (4).
 
C'est à l'occasion de l'inauguration de l'orgue Wolff & Associés du Redpath Hall de l'Université McGill (5), premier instrument de style classique français construit à Montréal (1981), l'année même de la publication du fac-similé, que Kenneth Gilbert proposa la première exécution publique moderne de pièces issues du Livre d'orgue de Montréal. Le disque prit ensuite la relève pour faire connaître des deux côtés de l'Atlantique cette formidable découverte. Dès 1983, pour Radio Canada, Kenneth Gilbert gravait à l'orgue du Redpath Hall de McGill ce qui, en 1994 seulement, devint un double CD du label québécois Analekta (Fleur de Lys, FL 2 3022-3). Entre-temps, début 1988 et donc indiqué « Premier enregistrement mondial », paraissait en France, chez Ariane (ARI/140 SCA/500 – Collection discographique régionale Midi-Pyrénées) un florilège enregistré dans un même souffle, le 26 juin 1987, à l'orgue Micot (1762) de Vabres-l'Abbaye, dans l'Aveyron, par l'organiste québécois Réjean Poirier (formé à Montréal auprès de Bernard Lagacé et de Kenneth Gilbert, puis à Toulouse auprès de Xavier Darasse – à son retour au Québec en 1974, il créa avec Christopher Jackson et Hélène Dugal le Studio de musique ancienne de Montréal). Dix ans plus tard paraissait un programme avec plain-chant alterné (Maîtrise d'Angers) proposé à l'orgue Kern de la cathédrale de Bourges (on verra pourquoi) par Damien Hérisset (Ateliers du Fresne, 300 002-2, 1997). Signalons qu'en 2003, pour commémorer les 400 ans de la première implantation française en Nouvelle-France (fameuse tabagie de Tadoussac), Bruno Beaufils offrait des pages du Livre d’orgue de Montréal sur l'instrument anonyme du XVIIIe siècle de Saint-Pierre d'Oléron (CD Forlane 16847) : Brouage, patrie de Samuel de Champlain qui en 1608 fonda Québec, est en face d’Oléron, et c’est de La Rochelle que partit François de Laval (1623-1708), premier évêque de Québec…
 
Renfermant des pièces de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècles, le Livre d’orgue de Montréal porte la date de 1724 et fut apporté en Nouvelle-France par Jean Girard (1696–1765), clerc sulpicien originaire de Bourges, arrivé le 20 septembre. Il avait aussi dans ses bagages le Premier Livre d’orgue et le Traité de la composition de musique (1667) de Guillaume-Gabriel Nivers (1632-1714), organiste du roi. Dans une Nouvelle-France directement soumise à l'autorité de la couronne, la seigneurie de Montréal avait été confiée en 1663 à la compagnie de Saint-Sulpice – le Vieux Séminaire de Saint-Sulpice est le plus vieil ensemble architectural conservé de Ville-Marie, nom initial (1642) et secteur historique de Montréal. Jean Girard y fut maître d'école et organiste de la paroisse Notre-Dame jusqu'à sa mort. Si la plupart des pièces de ce recueil, collationnées en vue de servir la liturgie, demeurent anonymes, Kenneth Gilbert a toutefois pu mettre sur seize d'entre elles le nom de Nicolas Lebègue (1631-1702), célèbre organiste parisien, en poste à Saint-Merry et à la Chapelle royale, cependant que son ombre plane sur quantité d'autres pages.
 
Ce lumineux concert de Saint-Séverin fêtait la sortie d'un nouveau CD avec alternance de plain-chant, Hélène Dugal y dialoguant avec l'Ensemble Gilles Binchois de Dominique Vellard. Les pièces d'orgue du Livre ont été enregistrées en 2007 sur l'orgue de Commequiers (Vendée) – étonnant projet « participatif » au long cours, sous la houlette de Jean-Michel Dieuaide, de construction d'un orgue classique français auquel ont collaboré quantité d'artisans locaux ; le plain-chant en 2013, sous la direction artistique de Jean-Yves Hameline. Le programme de Saint-Séverin reprenait en partie celui du CD, qui vient de paraître aux Éditions Hortus : Magnificat en D (avec plain-chant de Nivers), les sept premières pièces du Livre, qui sont aussi parmi les plus jouées, ce que leur insigne qualité explique aisément ; hymne Adoremus triumphans (sur la mélodie du Pange lingua) ; pièces isolées tel cet Offertoire en f, ut, fa, mais aussi et surtout de type cromorne ou tierce en taille, qui abondent dans le Livre d'orgue de Montréal et qui sont au nombre de ses plus belles pages ; et pour finir un vaste Te Deum : les pièces qui, dans l'ordre de la numérotation ajoutée au Livre, referment le recueil. Soit un survol assez précis et remarquablement varié des composantes du manuscrit. N'y manquait qu'un genre majeur, la messe – le Livre en compte six –, néanmoins présent sur le CD avec de larges extraits de la Messe du 4ème ton, assortis du plain-chant de la Messe de même ton d'Henry Dumont (Ballard, 1701).

Dominique Vellard © gillesbinchois.com

L'orgue de Saint-Séverin (photo) se prêtait admirablement à la restitution haute en couleur et d'une présence affirmée de ces pages classiques françaises, la vive personnalité d'Hélène Dugal faisant le reste : sur des tempos toujours nobles et tempérés, le nerf de la restitution provenant de l'articulation, superbement déliée et inventive, et d'un toucher permettant une poétique intégration de l'ornementation au discours et aux formes évoquées, la musicienne fit merveille à travers un chant aussi ample que délicatement nourri d'une inégalité expressive judicieusement évaluée. Avec pour résultat, jusque dans le moindre détail, de faire sonner cette musique de manière on ne peut plus naturelle et, qualité que chaque fois l'on dénote chez nos cousins de la Belle Province, infiniment chaleureuse. À quoi tient ce tempérament spontané et direct que les Français, tel un lieu commun néanmoins sans cesse vérifié, ne peuvent s'empêcher de ressentir aussi fortement ? Cordialité, empathie, droiture d'un jeu faisant en l'occurrence revivre la langue musicale d'une époque, à l'instar du français québécois qui sans doute se souvient et porte toujours en lui la marque vivante du parler du temps du Livre d'orgue de Montréal ?
 
Devenue au concert comme au disque la norme, l'alternance fut à tous égards un enchantement. Ce qui n'est pas toujours le cas, lorsque par exemple l'austérité des versets chantés contraste trop puissamment avec la flamboyance des pages d'orgue, jusqu'à annihiler le dialogue alterné. Rien de tel avec (ici) les trois voix de l'Ensemble Gilles Binchois : Dominique Vellard (ténor), Emmanuel Vistorky (baryton-basse) et David Witczak (basse – François Fauché sur le CD), aussi souplement et savamment proportionnées que le jeu d'Hélène Dugal. Outre la traditionnelle alternance, l'Ensemble Gilles Binchois seul fit entendre deux hymnes en faux-bourdon à trois voix composées à la fin du XVIIe siècle par Claude Deray pour les Ursulines de Dijon : Ave maris stella et Pange lingua – deux petites merveilles d'équilibre et de liberté mélodique et rythmique sur fond de noble densité harmonique, conférant au rythme propre du concert un surcroît d'aisance doublée d'un vrai sentiment de découverte, à l'instar des pièces d'orgue.
 
Le prochain concert de l'association Plein Jeu à Saint-Séverin aura lieu le vendredi 2 décembre – à noter que cette tribune illustre vient de recruter sur concours un nouveau titulaire, à la suite de Michel Alabau : Guillaume Nussbaum (jusqu'à présent organiste titulaire adjoint de l'orgue de chœur de la cathédrale de Strasbourg, cotitulaire au Temple Neuf et à l’église réformée Saint-Paul) ; il devrait prendre son service début 2017 et donnera sans doute par la suite un récital de prise de fonction. Michel Bouvard et François Espinasse rendront hommage au regretté André Isoir (7) : œuvres de J.S. Bach transcrites par Isoir et que les deux musiciens ont d'ores et déjà enregistrées pour le label La Dolce Volta.
 
 
Michel Roubinet

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Paris, église Saint-Séverin, 18 novembre 2016
 
(1) Hélène Dugal
www.musiqueorguequebec.ca/orgues/organisted.html#DugalH
 
(2) …histoire dont l'incroyable envergure demeure grandement méconnue dans l'Hexagone – l'ouvrage de Gilles Havard et Cécile Vidal est à cet égard des plus passionnants.
mondes-americains.ehess.fr/index.php?1155
 
(3) Fondation Lionel-Groulx – Le Livre d'orgue de Montréal.
www.fondationlionelgroulx.org/Le-Livre-d-orgue-de-Montreal.html
Le fac-similé est librement accessible sur le site de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), où le manuscrit est actuellement conservé (Fonds Familles Girouard et Berthelot).
bibnum2.banq.qc.ca/bna/livreorgue/
 
(4) « Édition pratique » du Livre d'orgue de Montréal par Pierre Gouin (Les Éditions Outremontaises, 2010).
imslp.nl/imglnks/usimg/c/c4/IMSLP345980-PMLP247443-LOM_Notes_edition.pdf
imslp.nl/imglnks/usimg/c/c9/IMSLP394119-PMLP247443-LOM_Fascicule_1.pdf
 
(5) Orgue Hellmuth Wolff (1981), dont l'ébénisterie s'inspire du buffet de Saint-Étienne-du-Mont à Paris, Redpath Hall de l'Université McGill.
www.musiqueorguequebec.ca/orgues/quebec/redpath.html
Pour Hélène Dugal, l'orgue Guilbault-Thérien (1990) de la chapelle du Grand Séminaire de Montréal, érigé pour célébrer le 150ème anniversaire du diocèse de Montréal (1840-1990), est encore plus réussi en tant que représentant de l'esthétique classique française, à mi-chemin entre Dom Bédos et François-Henri Clicquot (en s'inspirant notamment de Poitiers).
www.musiqueorguequebec.ca/orgues/quebec/seminmtl.html
 
(6Le Livre d'orgue de Montréal, Hélène Dugal et l'Ensemble Gilles Binchois, CD Hortus 139 (2016).
www.editionshortus.com/catalogue_fiche.php?prod_id=191
Orgue de Commequiers, Vendée.
batcerise.no-ip.com/com.orgue/
 
(7Hommage à André Isoir (1935-2016) – À la jonction de l'orgue français et de l'univers de Bach
www.concertclassic.com/article/hommage-andre-isoir-1935-2016-la-jonction-de-lorgue-francais-et-de-lunivers-de-bach

Photo (orgue de Saint-Séverin) © DR

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