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"Gravité" par le Ballet Preljocaj – La subtilité de la pesanteur – Compte-rendu

Créé lors de la dernière Biennale de Danse de Lyon, voici un moment d’incroyable descente dans la conscience du corps, où se marient de multiples interrogations, sur l’équilibre, la lourdeur, la répétition, la polyvalence des mouvements. Avec Gravité, Angelin Preljocaj livre une sorte de méditation confondante et abstraite, qu’il veut associer à la gravitation universelle, et dont le pouvoir de fascination ne doit rien à l’émotion, mais à la seule profondeur. La pièce, qui met en jeu douze corps féminins et masculins, ne vise jamais à l’esthétisme, car il s’agit juste d’une quête intime de l’humain face au corps qu’il habite et à l’espace dans lequel il se meut. Les gestes se déploient le plus souvent lentement, suspendus par un vouloir qui ne cherche qu’à peser, comprendre ses limites, ses modalités. Cela pourrait paraître austère, mais c’est fascinant par la subtilité avec laquelle le chorégraphe enchaîne ses séquences mues par une sorte de nécessité interne. 
 
© Jean-Claude Carbonne

Musicalement, il s’est appuyé sur de courts extraits classiques ou contemporains, de Bach à Xenakis en passant par Chostakovitch, créant une gestuelle dont l’originalité n’a rien d’un jeu gratuit mais ouvre des horizons au fur et à mesure qu’elle se déploie. Rien de narratif dans tout cela, juste l’éloquence de l’abstraction. Costumes sobres d’Igor Chapurin, qui collent ou virevoltent, lumières discrètes mais suffisantes d’ Eric Soyer. Et puis, une pépite, une extraordinaire apothéose lorsque résonnent les notes du Boléro de Ravel, joué dans son intégralité : les danseurs, en couronne, se ploient et se déploient comme une anémone de mer, ondulant sur quelque rythme cosmique qui n’a plus grand-chose de commun avec la sexualité de la pièce de Ravel. On n’a sans doute rien fait de mieux depuis Béjart. La pièce pourrait s’achever sur cette montée toute dans la scansion. Mais non, il n’y a pas de devenir dans cette recherche décidément circulaire et tout recommence sur la vision d’une unique silhouette féminine interrogeant à nouveau son corps dans l’espace, planante et concentrée, avant qu’elle ne s’enroule en boule.
 

© Jean-Claude Carbonne
 
 Il est évident qu’il s’agit là beaucoup plus qu’un exercice de style, dont il faut saluer au passage l’extrême difficulté, transcendée par les danseurs exceptionnels de sa petite compagnie, notamment les filles – une séquence incroyable restera notamment dans les mémoires, lorsque trois d’entre elles, posées juste sur leurs fessiers, déploient bras et jambes comme des tentacules dans un équilibre qui requiert des abdominaux d’acier.
Déjà auteur de nombreuses pièces maîtresses, dont Le Parc, jadis pour l’Opéra de Paris ou La Fresque plus récemment, Preljocaj ouvre sans doute ainsi un champ nouveau à ses investigations. Après ce Gravité, fera-t-il une trilogie, qui pourrait être Equilibre, puis Elévation (avec des danseurs tels que les siens, ou pourrait même dire lévitation !) ? Une chose est sûre pour le public qui s’incorpore cette œuvre en toute liberté, on ne peut s’empêcher de percevoir devant sa démarche créatrice une sorte de sagesse, de détachement qui l’éloigne du jeu des passions. Sur la Roue de l’existence, voilà un homme qui a dû s’attirer des mérites !
 
Jacqueline Thuilleux
Gravité (chor. A. Preljocaj ) - Paris Chaillot-Théâtre National de la Danse, le 7 février ;  autres représentations jusqu’au 22 février 2019 // www.theatre-chaillot.fr
 
Photo © Jean-Claude Carbonne
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