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Feuilleton Mozart n°3 - Viva la liberta !

Nous avons vu l’âme du jeune Mozart s’enflammer aux souffles printaniers du romantisme européen en 1776. Après le calamiteux séjour à Paris de l’été 1778, l’homme et le musicien vont accéder ensemble au début des années 1780 à une indépendance qui ressemble fort à la liberté. Symbole de cette brève concomitance un prénom qui réunit la vie privée de Mozart et l’héroïne d’un de ses plus beaux opéras : Constance est en effet à la fois l’épouse, sœur cadette d’Aloysia Weber, cantatrice aimée de Wolfgang, et l’Anglaise prisonnière du Pacha Selim dans L’Enlèvement au sérail. C’est la seule fois où la vie de l’homme Mozart croisera ainsi son activité de créateur. C’est à Vienne en 1782. Mais le départ de Salzbourg, la grande séparation d’avec son père Léopold et d’avec l’archevêque Colloredo se situent, en fait, deux ans auparavant lorsque le Prince-Electeur de Bavière Karl-Theodor commanda à Wolfgang Idoménée pour le carnaval de Munich 1781.

Colloredo est bien obligé de faire contre mauvaise fortune bon cœur en consentant aux désirs de son suzerain : il laisse partir son organiste et son Konzertmeister, car Salzbourg dépend alors de la Bavière. Voilà une dépendance politique qui fait d’un coup de Mozart un artiste libre ! A 24 ans, il est dans la pleine possession de son art qui explose dans son premier grand opéra Idoménée. Au point que le cadre convenu de l’opera seria y explose littéralement. Il faut dire que le malheureux ronge son frein depuis Paris où il espérait tant la commande d’un opéra. Il y eut bien en 1780 Zaïde destiné à une troupe salzbourgeoise, mais le projet demeura au stade d’esquisses auxquelles Mozart tenait au point de demander à son père de les lui envoyer lorsqu’il travaillait deux ans plus tard à Vienne à L’Enlèvement au sérail.

Retrouvant au printemps 1780 à Munich ses amis musiciens de Mannheim amenés par Karl-Theodor, Mozart se lâche: comme une sève de printemps, l’opulence orchestrale fait craquer le vieux moule seria. Avec Idoménée, Gluck et Salieri n’ont plus qu’à bien se tenir ! Il faudra encore un an pour que Wolfgang puisse dire à son tour : « A nous deux Vienne ! » Dans l’intervalle, il s’arrange pour ne pas rentrer à Salzbourg. Non sans avoir fait encore bien des détours et quelques… bêtises. Mais Wolfgang sera sauvé par les hasards de la politique et de la philosophie.

Joseph II, frère de notre Marie-Antoinette, succède, en effet, à Marie-Thérèse sur le trône impérial de Vienne en 1780. C’est le type même du despote éclairé qui adresse à Colloredo une lettre l’invitant à se montrer libéral avec ses artistes. Mozart n’en saura hélas, jamais rien ! Il sera, en revanche, le protégé de Joseph II qui comptera d’abord sur lui pour créer l’opéra national allemand sur le modèle de l’opéra comique français: ce fut son premier Singspiel, L’Enlèvement au sérail en 1782 qui fit dire à Goethe : « Nous pouvons arrêter nos recherches pour fonder un opéra de langue allemande : Mozart vient de réussir dès son premier essai ! » Hommage d’un connaisseur.

Le nouvel empereur soutiendra Wolfgang jusqu’au bout, malgré les cabales de sa cour, notamment du clan des Italiens Salieri en tête: comme Louis XIV épaula Molière dans la bataille du Tartuffe contre le parti dévot, Joseph II ira jusqu’à assister aux répétitions des Noces de Figaro alors qu’il avait pourtant interdit la pièce sulfureuse de Beaumarchais à Vienne : bel exemple de tolérance ! Et quand Gluck meurt l’année suivante en 1787, l’empereur imposera Mozart comme son successeur au poste de compositeur de la cour. La chance de Wolfgang fut que son souverain soit sensible à son génie au point de reconnaître après la création de Don Giovanni à Vienne : « la richesse de cette musique n’est pas pour les oreilles de mes lourdauds de Viennois. »

Avant d’en arriver là, Wolfgang a dû s’émanciper de la tutelle paternelle et du contrat qui le liait à l’archevêque Colloredo. Ce dernier s’installe dans sa résidence viennoise en 1781 : afin de reprendre en main son valet musicien, il l’y héberge avant, pense-t-il, de le réexpédier à Salzbourg. De Munich à Vienne, Wolfgang a humé l’air de l’indépendance : il est bien décidé à rompre avec son mauvais patron. On sait comment tout cela se termina, une après-midi de juin 1781 : par un coup de pied au cul donné par l’intendant de l’archevêque. Tel fut le prix de sa liberté. Wolfgang s’en sentit si humilié qu’il s’en souviendra encore en écrivant l’air de Figaro – « Se vuol ballare signor contino » - au début du premier acte des Noces, six ans plus tard ! Sous le coup de cette humiliation, Wolfgang écrit à son père le 20 juin 1781 : « C’est le cœur qui ennoblit l’homme. Je ne suis pas comte, mais j’ai peut-être plus d’honneur au cœur que bien des comtes, et, valet ou comte, du moment qu’on m’outrage, c’est une canaille. » Une colère et une profession de foi égalitaire que Beethoven n’eût pas désavouée ! Las ! il ne quitte la demeure archiépiscopale que pour se jeter dans la gueule du loup en s’installant dans la famille – mieux vaudrait dire la tribu - Weber. Au terme d’une campagne de ragots suivie de chantage au mariage, il n’eut d’autre choix que d’épouser Constance : si l’amour a fini par triompher, le début de l’aventure n’eut rien d’une idylle. La fureur du père Léopold dans ses lettres n’est pas sans fondement : le fils ne se libère de Salzbourg que pour se mettre un boulet au pied !

Mais la fortune a pourtant décidé de lui sourire et le triomphe de L’Enlèvement au sérail ouvre en 1782 l’apogée de sa carrière professionnelle. Quatre années où Mozart peut jouir des fruits de son indépendance chèrement acquise : il fréquente à la fois les proches de l’Empereur et les intellectuels les plus avancés de la capitale des Habsbourg, notamment les responsables des Illuminés de Bavière, la tendance la plus progressiste de la franc-maçonnerie allemande. Cela aboutit fin 1784 à son entrée en maçonnerie dont il fréquentait le milieu depuis près d’une décennie déjà : qu’on songe à sa musique de scène pour Thamos, roi d’Egypte en 1773 et 1779 qu’il utilisera à l’heure de La Flûte enchantée. Au sein de la loge La Bienfaisance, il trouve tout ce à quoi il aspire : l’égalité avec les nobles et la reconnaissance de ses mérites.

Dans l’année qui suit, il y entraîne ses deux mentors, Léopold et Joseph Haydn. Sa vie est brillante : il y a toujours eu un côté Figaro parvenu chez Wolfgang, costume de nankin et jabot repassé de frais ! Il a de très nombreux élèves, ses « académies » et ses concerts en souscription pour lesquels il écrit une quinzaine de Concertos pour piano, tous d’authentiques chefs-d’œuvre qui attirent le tout Vienne durant ces quatre ans d’état de grâce. Il n’a pas de rival pour la musique de chambre où il dialogue d’égal à égal avec Joseph Haydn. Déflation pour la musique religieuse qui lui avait tant pesé au service de Collerodo : il ne viendra même pas à bout de sa Messe en ut mineur, fruit d’un vœu pour la guérison de Constance et dont elle créera les extraits à Maria Plain au dessus de Salzbourg. Il devra attendre quatre ans avant que la cour lui commande un nouvel opéra, si l’on excepte le petit divertissement du Directeur de théâtre qui comporte quatre airs et une magnifique ouverture : il choisira lui-même Le Mariage de Figaro, pièce sulfureuse de Beaumarchais pour son nouveau librettiste Da Ponte. Mais ses Noces de Figaro sont à la fois un des plus hauts sommets de l’Himalaya mozartien et le début de la chute infernale parce qu’il s’y venge sans vergogne du mépris des petits marquis qui l’ont humilié à plaisir.

Jacques Doucelin

Épisode suivant : Le premier musicien libre de Vienne

Épisode 1: L'enfant de l'Europe
Épisode 2 : 1774, un jeune homme romantique
Épisode 5 : Les années terribles
Épisode 6 : 1791, grandeur et misère d'un destin exceptionnel

Photo : DR

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