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« Fête à San Marco » par Les Traversées Baroques - L’embarquement pour Venise – Compte-rendu

Formation vocale et instrumentale créée en 2008 par Judith Pacquier et Étienne Meyer (photo), qui en assurent respectivement la direction artistique et musicale, Les Traversées Baroques sont en résidence à l'Opéra de Dijon depuis 2013 en tant qu'Ensemble Baroque Régional – avec notamment, en 2016, une production de L'Orfeo de Monteverdi. Après leur exploration de la « musique sacrée en Pologne au temps de la dynastie Vasa (1587-1668) », répertoire inconnu du grand public auquel ils ont consacré quatre CD (1), la formation dijonnaise se lance dans une nouvelle aventure, puisant à l'une des sources vives de la musique européenne entre Renaissance et premier baroque : la Sérénissime. Le lien entre Pologne et Venise est d'ailleurs musicalement sensible. On suppose que Mikołaj Zieleński, accompagnant l'évêque de Płock au service duquel il se trouvait alors, a pu se rendre à Rome et à Venise en 1595 : on trouve dans son œuvre nombre de motets à double chœur, à la mode vénitienne, cependant que les diminutions des parties de cornetto, selon Judith Pacquier, semblent directement s'inspirer de celles de Giovanni Bassano (v.1558-1617), compositeur et célèbre cornettiste virtuose, qu'il rencontra peut-être…

© Juliette Pacquier

Créé dans le cadre imposant et sous la généreuse (acoustiquement) coupole de la chapelle Sainte-Anne de Dijon, ce programme fait revivre les fastes de la basilique San Marco au tournant des XVIe et XVIIe siècles, avant que Giovanni Bassano, qui joua un rôle clé dans la présence croissante des instruments au sein de la musique de San Marco, ne fasse entrer le loup dans la bergerie : le violon, qui peu à peu, sous Monteverdi, finira par déloger cornets à bouquin et trombones (sacqueboutes). Sept voix : Anne Magouët et Capucine Keller (sopranos), Paulin Bündgen et Pascal Bertin (altos), Hugues Primard et Vincent Bouchot (ténors), Renaud Delaigue (basse – la stabilité boisée d'un posaune de 16 pieds, capable d'attaques aussi nettes et feutrées que d'une présence superbement affirmée), et autant d'instruments : Judith Pacquier et Sarah Dubus (cornets à bouquin), Claire McIntyre, Abel Rohrbach et James Wigfull (sacqueboutes), Monika Fischaleck (basson), Laurent Stewart (orgue) – ce dernier jouant une petite merveille conçue il y a quelque vingt-cinq ans par Denis et Marie Londe (Dole) : un unique principal en bois, riche en harmoniques, dense et chatoyant dans le grave pour accompagner, mordant dans l'aigu pour chanter en soliste – une alternative idéale, et tellement plus convaincante qu'un simple positif-coffre, à défaut d'un instrument de tribune approprié.
 
La merveille dans ce genre de programme, au souffle puissant et d'une vraie continuité dans la diversité, tient au renouvellement constant de la configuration : pas moins de vingt pièces toutes différemment et savamment distribuées, où transparaît encore une possible réversibilité entre voix et instruments. En témoigne l'Eructavit cor meum à 6, seule pièce d'Andrea Gabrieli (1533-1585), oncle de Giovanni Gabrieli (v.1556-1612), figurant à ce programme : musique vocale ici restituée par les seuls instruments, à l'inverse de la Canzon prima à 5 et de la Canzon terza du neveu, d'origine vocale et restituées par l'ensemble des vents soutenus par l'orgue. Même quand l'effectif au complet est requis, la disposition voix/instruments se renouvelle quand même par le biais du nombre des parties : Ave Regina à 12 et Quem vidistis pastores à 8 de Bassano, Vox Domini à 10 et Confitebor à 13 de Gabrieli, progression polychorale impressionnante se déployant depuis les profondeurs et qui refermait le programme. À l'orgue seul, subtilement alimenté en vent du pied droit (le soufflet étant directement placé sous le sommier), Laurent Stewart fit entendre par deux fois une Intonatio de transition signée Gabrieli, mais aussi une virevoltante Toccata de Claudio Merulo (Claudio da Corregio, 1533-1604), grave et virtuose : incroyable ce qu'un jeu unique aussi magnifiquement harmonisé peut insuffler de vitalité et de poésie mêlées.

En répétition ... © Anne Rollet

D'une voix soliste jusqu'à sept voix en simple ou double chœur, les pièces vocales offrirent une palette non moins vivifiante. À commencer donc par l'Ave Regina à 12 de Bassano sur lequel s'ouvrait cette Fête à San Marco, voix et instruments étant physiquement disposés en une alternance serrée, chaque instrumentiste jouant colla parte au côté et en symbiose avec un chanteur. Navitas Tua à 7 de Bassano fit entendre en deux chœurs l'ensemble des chanteurs, cependant que l'Exaudi Deus également à 7 de Gabrieli associait trois voix et quatre vents, le Viri Sancti et le Deus qui beatum marcum de Bassano respectivement six voix et orgue puis cinq voix et trois sacqueboutes en deux chœurs. Plusieurs dispositions avec un instrument soliste étaient par ailleurs proposées : O Jesu dulcissime à 8 de Gabrieli, confié aux sept voix avec basson (s'y ajoutait un orgue-coffre composé d'un simple bourdon), ou encore Voce mea à 5 de Bassano : quatre voix et le cornet solo de Judith Pacquier. Les voix solistes se devaient d'être également de la fête, ainsi dans deux pièces de Bassano d'après Pierluigi da Palestrina : extatique Veni dilecte mi, Anne Magouët et Vincent Bouchot (au timbre et à la tessiture de baryton-ténor) déployant de merveilleuses diminutions en dialogue ; Ave Maria d'une captivante élévation, la voix puissante et cependant d'une délicieuse retenue de l'alto Paulin Bündgen étant portée par l'entrelacs des trois sacqueboutes et le soutien harmonique de l'orgue. Et le plus extraordinaire, quel que soit le nombre des intervenants, est que la plénitude la plus parfaite est toujours au rendez-vous, l'auditeur étant tenu en haleine par tant de rayonnante spiritualité, inlassablement stimulé par l'inventivité d'une telle féerie de textures et de timbres.
 
Ce concert s'inscrivait dans un week-end italien proposant, comme chaque année, des ateliers à destination de musiciens amateurs de tous niveaux, les séances prenant place dans les bâtiments flambant neufs de la Maîtrise de Dijon (un concert de clôture s'ensuivit le dimanche au Temple de Dijon). Rappelons à cet égard qu'Étienne Meyer a enregistré en 2016 pour K617 (2), en la cathédrale Saint-Bénigne de Dijon, avec Maurice Clerc et Frédéric Mayeur aux orgues, un CD intitulé La cathédrale enchantée consacré à des œuvres (dont la Messe Amor a longe) de Joseph Samson (1888-1957), qui en fut le vénéré maître de chapelle ; s'y ajoutent de grandes pages chorales de Widor, Jehan (Aria) mais aussi Albert Alain (La cathédrale incendiée) et Jean-Louis Gand.
 
Portant comme le concert de la veille sur la musique vénitienne, avec une œuvre commune : Hodie Christus à 7 de Bassano, les ateliers du samedi furent complétés en fin de journée d'une conférence de Denis Morrier aussi passionnante et pleine d'esprit que riche d'enseignements : la musique à Venise à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècles. Grand connaisseur de ce répertoire à la gloire liturgique et politique de la Sérénissime, Denis Morrier vient de faire paraître chez Bleu Nuit éditeur une biographie de Claudio Monteverdi (3), 450ème anniversaire de sa naissance oblige : également une alternative de choix, ici en regard de la somme signée Roger Tellart chez Fayard (1997).
 
Avant d'œuvrer dans un domaine et à l'adresse d'un public (à partir de cinq ans !) on ne peut plus différents : Ciné-Concert, Pat & Mat, le 1er octobre sous le chapiteau d'Ambronay (Étienne Meyer, composition à l'image ; Judith Pacquier, cornet à bouquin et flûte à bec ; Abel Rohrbach, sacqueboute ; Olivier Urbano, accordéon), Les Traversées Baroques redonneront cette Fête à San Marco le 16 juillet 2017, en clôture de la 30ème édition du Festival international de musique de Sarrebourg, avant de l'enregistrer dans la foulée pour K617. Il faudra patienter jusqu'au début de 2018 pour revivre à l'identique ces fastes vénitiens.
 
Michel Roubinet

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Dijon, chapelle Sainte-Anne (Musée d'Art sacré), 23 juin 2017
 
 
(1) Salve Festa Dies : œuvres de Mikołaj Zieleński (v.1550-après 1615), Marcin Mielczewski (début XVIIe-1651), Kaspar Förster Junior (1616-1673) – coffret 4 CD K617 Chemins du Baroque / Rencontres musicales de Saint-Ulrich (2016)
www.rencontres-saint-ulrich.com/boutique/disques-compacts/salve-festa-dies.html
 
(2) www.rencontres-saint-ulrich.com/pages/pages-boutique/actualites.html#page3
 
(3) Claudio Monteverdi, par Denis Morrier
www.bne.fr/page170.html
 
 
 
Sites Internet :
 
Les Traversées Baroques
www.traversees-baroques.fr
 
Festival international de musique de Sarrebourg
www.rencontres-saint-ulrich.com/pages/festival-de-sarrebourg/edition-2017.html
 
Photo (Judith Pacquier & Etienne Meyer) © Frédéric Sartiaux

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