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Festival Toulouse les Orgues 2018 – De Mozart et Reubke au jazz et à l’électronique douce – Compte-rendu

Depuis l’origine, Toulouse les Orgues est synonyme d’équilibre entre le concert de toujours et une programmation plus aventureuse associant volontiers l’orgue aux autres instruments et domaines artistiques, pour une diversité sans cesse renouvelée et inventive. Les journées des 12 et 13 octobre de cette 23ème édition : presque trente rendez-vous concoctés par le directeur artistique du festival, Yves Rechsteiner, permirent de le vérifier grandeur nature.
 
Ouverte en l’église du Gesu, siège de TLO, par Michel Bouvard et Christophe Coin : Jour de fête – Joyeux anniversaire MM. Bouvard et Coin !, le vendredi 12 octobre proposait en soirée un programme Reubke-Liszt d’une particulière intensité. Mort prématurément de tuberculose, Julius Reubke (1834-1858) était devenu en 1856 l’élève de Liszt, qui l’admirait grandement, composant dans la lignée de son maître ultime deux œuvres monumentales, l’une et l’autre au programme, créé en juillet dernier à Monaco par ces mêmes interprètes : Mūza Rubackytė et Olivier Vernet, titulaire du grand orgue de la cathédrale monégasque. Ce programme fait écho à leur gravure commune (Ligia Digital), complétée côté piano d’une Mazurka et d’un Scherzo, côté orgue d’un Trio et d’un Adagio.

Si la Sonate pour piano en si bémol mineur de Reubke doit beaucoup à celle en si mineur de Liszt, elle s’en démarque aussi sensiblement. On ne trouve chez Reubke aucun de ces moments de pure fantaisie lyrique qui chez Liszt transportent également l’auditeur dans un monde d’élégiaque poésie, source de bénéfique détente : une tension maximale est ici quasi permanente (sidérante, tout au long des trente minutes de cette Sonate, si l’on songe à l’endurance et à la concentration diaboliques – la mémoire ! – exigées de l’interprète), tout comme la virtuosité, confondante et qui explique la rareté de l’œuvre en concert. Sous les doigts de Mūza Rubackytė, lisztienne que l’intégrale des Années de pèlerinage ou les deux Concertos en une même soirée n’effrayent pas (1), l’œuvre de Reubke dévoila par le timbre et l’approche instrumentale des facettes dépassant ce milieu du siècle romantique, jusqu’à évoquer Scriabine et même certains accents ravéliens (tintinnabulement halluciné de Gaspard de la nuit). Monument d’énergie dramatique, jusqu’à la plus extrême noirceur et sans l’ombre d’une accalmie ou d’une lueur d’espoir, cette Sonate saisit l’auditeur de manière presque effrayante, gratifiant l’interprète d’une durée ininterrompue de grandeur instrumentale et de splendeur musicale.
 

Mūza Rubackytė & Olivier Vernet © Alexandre Ollier
 
La nécessaire accalmie vint d’Olivier Vernet, lisztien confirmé (intégrale en 5 CD, Ligia Digital, 2003), interprétant à l’orgue Eugène Puget (1880) de Notre-Dame-du-Taur, superbe, le poème symphonique Orpheus, non pas dans la transcription de Louis Robilliard ou de Jean Guillou (d’après l’original pour orchestre), mais dans la version validée par Liszt (qui l’avait transcrit pour piano, à quatre puis deux mains). Relevé par Maurice Puget en 1939, l’orgue du Taur est l’un des rares instruments non restaurés de la Ville rose et sonne aujourd’hui tel qu’il a été conçu : générosité des jeux de fonds et des anches, de détail comme de tutti, présence ample et chaleureuse (celle des fonds de pédale est incroyablement large et enveloppante), saine opulence mise en valeur par l’œuvre de Liszt.

Olivier Vernet © Alexandre Ollier

À l’opposé de la noirceur et de la virtuosité oppressante de la Sonate de Reubke, évocatrice de l’état d’esprit d’un créateur se sachant condamné en pleine ascension, Mūza Rubackytė fit entendre « La Mort d’Isolde » de Wagner dans la transcription de Liszt : tempo ardent et puissamment nourri sur le plan instrumental, image de l’exaltation amoureuse portée à son paroxysme – mourir d’aimer, Liebestod, véritablement. En une vive symétrie, le concert se refermait sur la Sonate pour orgue de Reubke, évocation du Psaume 94 dont les premiers versets donnent le ton : « Dieu des vengeances, Éternel […] Fais reluire ta splendeur ». Sombre elle aussi mais dotée de moments de détente ici magnifiés par de belles registrations de détail, l’œuvre a été souvent enregistrée et se trouve plus fréquemment proposée en concert que son pendant pianistique. Interprète et instrument en offrirent une vision concentrée et fulgurante, à ce vaste poème symphonique répondant la matière orchestrale du Puget et la flamme rigoureusement canalisée de Vernet – jusqu’à la fugue terminale (Reubke suivant ici davantage l’exemple de Liszt et de sa Fantaisie et Fugue sur « Ad nos, ad salutarem undam » que dans la Sonate pour piano), grandiose construction en forme d’apothéose.
 

Steven Kamperman (Het Orgel Trio) © Alexandre Ollier
 
Le samedi fut l’exemple même de la diversité de programmation de TLO. Un premier concert, en fin d’après-midi au temple du Salin et à son orgue Jean Daldosso (2004), permit de découvrir l’ensemble néerlandais Het Orgel Trio (HOT !) : hommage à Charlie « Bird » Parker (1920-1955), à mi-chemin entre musique écrite et improvisée, jazz ou bebop et musique « savante » contemporaine. Présenté à tour de rôle, en français ou en anglais, par les interprètes : Steven Kamperman (clarinette alto, saxophone soprano), Dion Nijland (contrebasse) et Berry van Berkum (orgue – celui du Salin sonnant de façon originale moins par la manière de l’utiliser, somme toute « classique », que par la nature des pièces et l’équilibre de ce trio insolite), les deux premiers se déplaçant dans l’édifice, le dernier finissant également par quitter sa tribune pour jouer en bas un petit positif d’une douceur boisée étonnamment sonore, le programme devait reprendre leur dernier album : Bird & Beyond, mais se retrouva sensiblement et librement modifié. Virtuoses et poètes en diable, les musiciens, arrangeurs et compositeurs, mirent à l’honneur des standards de Parker mais aussi de Duke Ellington entièrement revus à leur manière, élégante et imaginative – saveurs et mélanges de timbres inédits, inspiration virevoltante, le tout d’une séduisante et mouvante harmonie réservant bien des surprises : formidable succès auprès du public, séduit par l’originalité d’une telle formation.
 

Elisabeth Geiger © Alexandre Ollier
 
Changement complet avec le premier concert de la soirée, à Saint-Pierre-des-Chartreux : Mozart, jeunesse et lumière, qui de la première à la dernière note fut un enchantement. Beauté des pièces, majoritairement rares, souple et vive conception des enchaînements, le tout d’un seul tenant, pensé et restitué (seul l’accord des cordes venant, par nécessité, suspendre la continuité musicale) tel un petit opéra en un acte que l’on aurait pu intituler Les Voyages de M. Mozart à travers le temps et l’Europe : de l’enfance au trépas, de Salzbourg à Mannheim, via Milan, Vienne ou La Haye. Brillant maître d’ouvrage : Stéphanie Paulet (violon et direction) et son Ensemble Aliquando, en tribune – Charles-Étienne Marchand (violon), Damien Ventula (violoncelle – sonorité grandement projetée depuis le soubassement du buffet), avec la participation de la soprano Hélène Le Corre : remplaçante, compliments !, mais aguerrie dans ce programme kaléidoscopique. À l’orgue : Élisabeth Geiger, soliste et continuiste touchant avec goût et panache l’un des plus beaux instruments de Toulouse (2).
 
En guise de fil rouge : les Sonates d’église pour orgue et cordes (1772-1780), lumineux petits chefs-d’œuvre conçus pour être joués entre Épître et Évangile à la cathédrale de Salzbourg, ici en version minimaliste pour une projection d’autant plus incisive. Les KV 225, 67 et 241 ponctuèrent la soirée, ainsi que les deux plus concertantes de la série, KV 336 (imposante et virtuose cadence) et 328. Trois extraits du Gallimathias musicum, « quodlibet » (17 mouvements) composé en 1766 par un Mozart de dix ans, contribuèrent aussi au rythme du concert : les quelques mesures du Largo tinrent lieu d’introduction enchaînée au Regina Coeli de 1771, l’Adagio à la Sonate KV 67, la Pastorella (l’orgue se faisant zampogna, cornemuse italienne caractéristique des musiques populaires pour la Nativité) au virtuose Exsultate jubilate (Milan, 1773) qui refermait le programme – avec une présence affirmée de l’orgue dans un arrangement ad hoc. Hélène Le Corre, au timbre léger mais d’une présence intense, toute d’aisance sur l’ensemble de la tessiture, offrit aussi un Recitativo & Aria de 1770 : Ergo interest, l’Andante con moto de 1779 Kommet her ihr frechen Sünder et une Grabmusik (musique funèbre) de 1767 : Betracht dies Herz, chacune de ses interventions témoignant d’un aplomb, d’une grâce et d’un allant souplement intégrés à un soutien instrumental chatoyant et dynamique. Outre l’Adagio (délicat pizzicato du second violon) et Rondo (grand format !) du Quatuor KV 285 (1777, l’original étant pour flûte, violon, alto et basse), on relevait l’une des dernières pages de Mozart, le célèbre Adagio KV 617 (1791) pour harmonica de verre – ici naturellement pour orgue et cordes. Mozart, à jamais jeunesse – qui toujours devait rimer avec une si précoce maturité en termes de forme et de traduction des affects, et indéniablement lumière – omniprésente.

Jonathan Fitoussi © Alexandre Ollier
 
L’ultime concert de la journée, au Gesu à 22 h 30, prit la forme d’une immersion sonore. Lumière bleutée, violette ou rouge, atmosphère feutrée et détendue pour une séduisante Carte blanche à Jonathan Fitoussi (photo), orgue (Cavaillé-Coll, 1864) et dispositif électronique : Répétition/Introspection. Soit une tenue, à la manière de la fameuse pédale de mi bémol de L’Or du Rhin, infiniment mouvante, mais qui durerait trois quarts d’heure. À un déploiement pour ainsi dire hors du temps, ou l’abolissant – touches maintenues en forme de clusters déployés (on connaissait les demi-pinces à linge pour bloquer les touches d’instruments dépourvus de sostenuto comme les orgues contemporains en proposent : Jonathan Fitoussi eut recours à de blancs cotons-tiges, longues jambes de sylphides dressées, pointes immobiles, sur les claviers –, répondait comme variable d’ajustement de l’espace sonore ainsi créé, outre l’amplification de ces clusters, une registration progressant très lentement, à l’image de l’immobilité trompeuse de l’espace, cependant qu’à la dimension purement instrumentale se superposait un dispositif électronique extrêmement doux et scintillant, « paysages désertiques balayés par des vents magnétiques, mêlant séquences électroniques, rêves et émotions. Voyage onirique à la rencontre des musiques répétitives et méditatives » (Jonathan Fitoussi). Un long moment d’harmonieuse zénitude, pourtant sans longueurs du fait de cette durée en définitive unique, perçue et intériorisée tel un temps continu d’apaisement. Une jolie expérience, sans doute difficilement renouvelable à l’identique mais qui refermait en beauté cette journée d’une densité si variée.
 
Michel Roubinet

 Toulouse les Orgues, concerts des 12 et 13 octobre 2018
www.toulouse-les-orgues.org/?lang=fr
 
 
(1) Enregistré en 2012, son programme Liszt-Schubert vient enfin de paraître chez Lyrinx : extrait des Soirées de Vienne de Liszt d’après Schubert, florilège de lieder de Schubert transcrits par Liszt pour piano seul, Sonate en la mineur D. 784.
 
(2) Stéphanie Paulet et Élisabeth Geiger en concert à Strasbourg
www.concertclassic.com/article/stephanie-paulet-et-elisabeth-geiger-leglise-de-sainte-madeleine-de-strasbourg-singuliere
Rappelons que Stéphanie Paulet a enregistré un CD consacré à des Sonates de Mozart « pour pianoforte avec l’accompagnement d’un violon » (Hortus, 2015) au côté de Yasuko Uyama-Bouvard, titulaire de l’orgue Delaunay-Micot (1677-1783) des Chartreux, restauré par Grenzing (1983).
 
Photo © Alexandre Ollier

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