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Festival Terpsichore 2017– L’art du dialogue – Compte-rendu

Ouvert le vendredi 15 septembre sur un singulier programme Telemann scénarisé et scénographié (1), le week-end inaugural de la quatrième édition du Festival Terpsichore de Skip Sempé était placé, Salle Érard, sous le signe de l'intimité en termes d'instrumentarium. S'ensuivit le samedi matin une masterclass publique de Skip Sempé : Byrd & Frescobaldi au clavecin – rappelons que le CD du Festival 2017 est la reprise d'un album William Byrd de 1997 (2), Virginals & Consorts, signé Skip Sempé & Capriccio Stravagante –, puis une visite de la Salle Érard dans l'après-midi, week-end du Patrimoine oblige. Byrd pivot du concert du jeudi 28 septembre au temple de Pentemont, de même que Telemann sera celui du concert de clôture, le 12 octobre à Saint-Thomas-d'Aquin – Cantates par le contre-ténor Damien Guillon, pièces instrumentales et avec flûte solo : Julien Martin, Olivier Fortin dirigeant son Ensemble Masques.
 
Le concert de Capriccio Stravagante le 16 septembre annonçait magnifiquement la couleur : « Venezia da camera, A tre violini » : Cecilia Bernardini, Tuomo Suni et Jacek Kurzydło, avec André Henrich au luth, Olivier Fortin à l'orgue positif (minimaliste mais d'une vraie présence, œuvre d'Étienne Fouss, facteur belge formé à Bruxelles auprès de Patrick Collon et installé à Périgueux) et Skip Sempé au clavecin : lumineux un clavier, inspiré du Vénitien Vito Trasuntino, du facteur canadien Edward Turner. Généreux et varié, le programme en quatre parties était constitué de pièces d'un seul tenant déclinant de nombreuses combinaisons sonores. Tout d'abord Sonata con tre violini de Giovanni Gabrieli, avec l'ensemble des protagonistes ; Sonata sopra l'aria di Ruggiero (célèbre basse d'origine Renaissance fréquente à travers toute cette époque de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècles) de Salamone Rossi, à deux violons et basse continue, introduite par un étonnant cheminement harmonique des plus aventureux au clavecin seul, magnifié par l'accord de l'instrument ; Sonata a tre violini de Giovanni Battista Fontana, refermant cette dense entrée en matière sur de vivifiants rythmes de danse – avec au cœur de l'œuvre un élégiaque et grand solo de violon.

Capriccio Stravagante © Régis d'Audeville

Une première Toccata pour clavecin de Girolamo Frescobaldi, l'Undecima, rythmiquement très « improvisée » et faisant écho à la démarche personnelle de Skip Sempé en faveur de la « libération » de la musique ancienne de toutes sortes de carcans, y compris ceux résultant de la redécouverte moderne de la musique ancienne, lui permit de poursuivre l'aventure harmonique suggérée en ouverture de la pièce de Rossi. Claudio Monteverdi prit le relai avec Ohimè dov'è il mio ben : Romanesca, du Livre VII de ses Madrigaux, ici à deux violons et clavecin, de nouveau entendu seul en préambule : toute l'expressivité de la parole à travers sa transcription instrumentale. Une vaste Sonata a 3 de Giovanni Rosenmüller, soit deux violons et basse continue, couronnait cette deuxième partie, avec notamment de brillantes diminutions en dialogue des solistes, Tuomo Suni et Jacek Kurzydło.
 
L'unique pièce de la troisième section était la Toccata Nona de Frescobaldi, grande page aux traits virtuoses en fusées, alternant d'une main à l'autre, qui par instants évoquait sous les doigts de Skip Sempé les tientos virevoltants d'un Correa de Arauxo, rappelant au passage le caractère si profondément européen de la musique de clavier de l'époque, avant que les caractères nationaux ne finissent par se cristalliser.
 
La dernière partie mit en lumière deux maîtres certes moins connus : Giovanni Battista Buonamente – Sonata a tre violini aux sections fortement contrastées et abondant en surprises – et le brillantissime Biagio Marini, gratifié de trois œuvres très singulières, d'un déploiement quasi orchestral, dans lesquelles les solistes parachevèrent l'affirmation d'une sonorité individuelle et d'ensemble chaleureuse, puissamment et librement projetée. La Sonata sopra la Monica, cycle étincelant de variations à deux violons (et contrechant à l'orgue) fut suivie d'un surprenant Capriccio a 2, grand duo concertant d'une engageante ampleur, puis d'un Eco a tre violini dont la beauté et l'originalité, à suspendre son souffle, se révélèrent envoûtantes : à un grand solo des plus résolus, propulsant une sonorité dense et charpentée, répondait, à l'autre extrémité de la salle, un double écho dynamique nimbé d'une poésie mystérieuse, la pièce se refermant de façon magique, suspendue, sur une énigmatique cadence prenant appui sur une tenue de l'orgue d'une infinie douceur… Soirée à tous égards enchanteresse, dans la « sobriété » – la discipline du style et de la maîtrise instrumentale – et la splendeur, image radieuse du violon vénitien à son apogée.
 
Changement radical de siècle et d'univers le dimanche après-midi, avec des œuvres plus familières pour le mélomane mais en réalité peu fréquentes en concert tant elles placent la barre très haut pour les musiciens. Un tel programme, vertigineux, appelle certes moins de commentaires que celui de la veille, qui puisait dans un répertoire aussi vaste et diffus que très partiellement connu, plus encore quand les interprètes font à ce point rendre les armes : Bertrand Cuiller au clavecin, Sophie Gent au violon (photo). On est ici dans l'absolu du dialogue chambriste selon J.S. Bach : Sonates pour clavecin et violon, l'ordre des termes disant la place du clavier, non pas simple accompagnateur de l'instrument mélodique mais protagoniste majeur et soliste à part entière, tout en assumant le rôle harmonique complexe de la sonate en trio.
 
Un tel dialogue ne peut que se nourrir d'un intense et intime face à face musical, ce que confirme un déjà long cheminement des deux interprètes dans ce répertoire. Les explicites, pour le violon, difficultés d'intonation de l'Adagio initial de la Sonate en mi majeur BWV 1016 – que l'on retrouva en fin de programme dans l'Adagio ouvrant la BWV 1014 en si mineur – firent dès les premières notes réaliser l'audace du propos, redoutable entrée, sans préparation, dans le vif du sujet : une lutte prométhéenne pour la conquête de la stabilité tonale qui loin de déjuger la violoniste n'en fit que mieux percevoir l'exigence instrumentale, cependant que les qualités inestimables de la musicien s'affirmaient, à commencer par une sonorité riche et soyeuse, ample et généreusement timbrée jusque dans l'aigu de la tessiture.
 
Si l'ensemble des mouvements vifs, dynamique reflet du génie thématique, harmonique et rythmique de Bach, furent autant de prodiges de virtuosité affranchie de toute contrainte apparente, tant la maîtrise des deux parties se révéla confondante, ce furent toutefois les mouvements lents (les Sonates étant de coupe lent-vif-lent-vif) qui transportèrent l'auditeur jusqu'à des sommets de pure musicalité, témoin d'une authentique et souple fusion musicale nourrie d'un même souffle, mélodique et rythmique, la splendeur des timbres rehaussant plus encore l'approche textuelle et structurelle, poétique et éloquente des pièces. Entre les BWV 1016 et 1021, Bertrand Cuiller proposa une œuvre pour clavecin seul – instrument italianisant à deux claviers d'une opulente élégance, signé Philippe Humeau : Capriccio sopra la lontananza [sur le départ] del suo fratello dilettissimo BWV 992, œuvre d'un Bach de vingt ans à peine, toute de sève et déjà de science contrapuntique, musique « à programme » en réalité peu descriptive, hors le sujet de la fugue terminale évoquant une sonnerie de cornet de postillon : Fuga all'imitatione di Posta – infiniment redoutable et spirituellement facétieuse, servie à merveille par un Bertrand Cuiller prenant tous les risques. La même perfection sur le vif que dans les Sonates.
 
Michel Roubinet

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Paris, Salle Erard, 16 et 17 septembre 2017 / Festival Terpsichore, jusqu’au 12 octobre 2017 : www.terpsichoreparis.com
 
 
 
(1) www.concertclassic.com/article/la-flute-darlequin-au-festival-terpsichore-dun-bon-pied-compte-rendu
 
(2http://www.skipsempe.com/paradizo/
 
 
Site Internet :
 
Festival Terpischore 2017
www.terpsichoreparis.com
 
Photo (Sophie Gent et Bertrand Cuiller) © Régis d’Audeville

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