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Festival de Dresde - Coups d’éclat et douces surprises - Compte-rendus

Dresde, somptueuse et martyre, a su se refaçonner une vie brillante et tournée vers le large. Et la musique y rayonne d’une façon que l’Europe musicale peut lui envier, avec un festival à la mesure des ambitions culturelles et humanistes de son directeur depuis quelques années, le violoncelliste Jan Vogler : un thème portait la manifestation dès ses origines, celui du Nouveau Monde. Et c’est presque le même que Vogler reprend cette année, en inscrivant la notion d’Empire britannique en première ligne de sa nouvelle session : un empire pluridimensionnel dont les contraires ethniques et artistiques ont créé un monde à ses yeux. Artiste magnifique - on l’entend dans les concerts et les CD qu’il a enregistrés (1) sur ses deux instruments, le Stradivarius « Ex Castelbarco/Fau » et le Montagnana « Ex Hekking » -, Vogler est une énergie en marche, un rêveur au sens pratique. Et un symbole : fils de l’ancien monde, - il fut ici même, à 20 ans, premier violoncelle à l’Orchestre de la Staatskapelle -, il a choisi le nouveau, puisqu’il mène sa carrière de soliste depuis New York où il vit avec son épouse, la violoniste chinoise Mira Wang. Mais l’enfant du pays revient périodiquement pour dynamiser la cité et la région, car outre son action au Festival de Dresde proprement dit, il a aussi fondé en 1993 celui de Moritzburg(2), dans le délicieux pavillon de chasse baroque aux portes de la ville: début août, Piazzola côtoiera Messiaen et Rihm voisinera avec Mendelssohn, dans une festive légèreté propice à la musique de chambre.

Un appétit de vivre en beauté anime ce joyeux feu follet, dont l’archet se fait grave et profond lorsqu’il replonge dans les sources de son univers, Bach et ses Suites. Il brasse, il dévore toutes les formes d’expression musicale, sans préjugés ni laxisme, mais une telle volonté d’ouverture n’est viable que si elle repose sur une profonde culture et une rigueur de choix. Champion de compositeurs contemporains, comme Mansurian, il ouvre même le festival à la danse, pour laquelle il fonctionne par coups de foudre. Ainsi s’est-il pris de passion pour la dynamique exacerbée de William Forsythe, américain survitaminé qui a su s’implanter dans le panorama germanique, à Francfort où il régna pendant deux décennies, et aujourd’hui en résidence à Hellerau, faubourg de Dresde et lieu mythique pour l’histoire de la danse: c’est de là en effet que dès 1910 furent diffusées les recherches d’Emile Jaques-Dalcroze, lesquelles allaient influencer Les Ballets Russes et tout le XXe siècle. Et l’an prochain, Mark Morris sera l’invité du festival, avec sans doute Vogler lui-même au violoncelle. Yo Yo Ma, on s’en souvient, a donné l’exemple de ce style de collaboration hors cadres.

La musique donc, court de place en place pendant vingt jours, dans cette Dresde dont la Staatskapelle et le Semper opéra, (pourvu d’une très belle compagnie de ballet) sont quelques uns des nombreux joyaux, puisque cette année s’ouvrent au public les portes d’une vingtaine de lieux de forte identité, ce qui permet au maître de céans d’abattre un jeu de cartes d’une excitante variété. Le Festival de Dresde, c’est un menu prestigieux autant qu’original, car Vogler s’est constitué par son enthousiasme et son talent, un énorme réseau international : Berlin et sa Philharmonie y sont venus en voisins les saisons passées. Il y reçoit aujourd’hui en résidence le New York Philharmonic, outre le Deutsches Symphonie-Orchester, le Royal Stockholm Philharmonic, le Philharmonia, San Martin in the Fields, et le City of Birmingham Orchestra, des chefs tels que Gilbert, Salonen, Noseda, Nagano, Nelsons. Marriner, les plus grands solistes et ensembles, les Tallis Schollars, Jonas Kaufmann, Joshua Bell, Yefim Bronfman Jordi Savall, ou encore les magnifiques Takacs. Vogler lui-même y joue deux fois, mais rien n’est plus emblématique que l’Ensemble constitué pour le Festival, le Dresdner Festspiele Orchester, qui fait converger vers l’Elbe les meilleurs jeunes pupitres des grandes formations européennes, et parvient à trouver un son baroque en travaillant avec les meilleurs spécialistes, comme cette année Ivor Bolton et Giuliano Carmignola.

Toujours dans des cadres surprenants, ainsi l’adorable Palais im Grossen garten, ouvert à tous les vents, au milieu des lilas de son superbe parc. Là par exemple, entre coucher de soleil digne du Grand Electeur et orage wagnérien, on a pu, exalté par une ambiance exceptionnelle, descendre au cœur de l’univers brahmsien pour ses Sonates violon-piano, portées par la l’harmonie chaleureuse et puissante, l’équilibre longuement mûri du duo Frank Peter Zimmermann et Emmanuel Ax. Charme du Schloss Wackerbarth, où Chad Hoopes et Dina Vainschtein ont également joué Brahms, mais aussi Chausson et Elgar. Caractère de la Gläserne Manufaktur, entre autres atouts.

Mais deux moments particulièrement hauts en couleur cette année ont attiré un public totalement conquis, et de plus en plus international: d’un côté l’ukulélé, tout simplement, avec une formation irradiante, le Ukulele Orchestra of Great Britain, qui passe de Wagner à Saint-Saens et Morricone, de l’autre, le pape du romantisme germanique dans son acception la plus sacralisée, Christian Thielemann, maître de la Staatkapelle. « Dans le domaine du wagnérisme, déclare Vogler, c’est lui qui sait ! » : le chef a donc choisi des œuvres intimement liées à Dresde et à la Pentecôte, à peu près jamais jouées ailleurs et rarissimes même sur place : outre la populaire Symphonie Réformation de Mendelssohn, des pièces pour chœurs d’hommes et orchestre de Wagner, l’une en l’honneur du roi Frédéric-Auguste 1er, deux autres en hommage à Weber, enterré à Dresde, qui promènent d’ Euryanthe à Tannhäuser. Enfin, et surtout, l’extraordinaire scène biblique Das Liebesmahl der Apostels, en prémisses de Parsifal, une sorte d’oratorio où les chœurs d’homme sont répartis en hauteur et de façon circulaire, avant que l’orchestre n’entre en jeu au moment où l’Esprit Saint descend sur les apôtres ! Un choc. Créée en 1843 dans le cadre du Festival choral annuel, tradition puissante, l’oeuvre a montré que l’excellence des chœurs allemands ne s’était pas perdue, car il s’agit là non d’airs mais de tableaux fortement expressifs et contrastés. Un vrai jamboree choral, car aux chanteurs de l’Opéra de Dresde, s’ajoutaient des chœurs venus de Leipzig, Brno et Prague. Et surtout elle était donnée dans le lieu même de sa naissance, cette colossale Frauenkirchen où elle nécessita quelque 1200 exécutants alors que le public s’y massait par milliers. Le dôme baroque aux couleurs de macarons inspira à Wagner son futur Temple du Graal, autant que le dôme de Sienne.

A Dresde, la cathédrale s’est brisée, comme fondue sous le déluge de bombes de 1945, avant de renaître en 2005, mais la porcelaine a résisté et continue d’enchanter, tandis que la fameuse galerie de la Voûte verte concurrence de manière efficace les trésors de Topkapi. Emblématique de l’énergie de la cité, dont Vogler incarne bien l’esprit. La couverture choisie pour le programme de cette session parle d’elle-même: une image de mer, qui relie les hommes et porte leurs rêves, et, émergeant au milieu, la cabine téléphonique rouge si caractéristique des rues britanniques, posée comme un phare moderne, oreille ouverte sur le monde, telle une joyeuse statue de la liberté.

Jacqueline Thuilleux

(1) A écouter : J.S. Bach : Intégrale des Suites pour violoncelle seul (Sony)
(2) 20e Festival de Moritzburg, du 10 au 25 août 2013 / Rens. : www.moritzburgfestival.de

Allemagne, Dresde, Musikfestspiele, les 18 et 19 mai. Le Festival se prolonge jusqu’au 2 juin 2013
Rens. : www.musikfestspiele.com
Site de Jan Vogler : www.janvogler.com

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Photo : Matthias Creutziger
 

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