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Festival de Dresde 2016 – Inventivité et foisonnement - Compte-rendu

S’il est un festival où la cité et ses environs s’investissent c’est bien celui de Dresde : pendant un mois, la musique y court de place en place, occupant cette année 22 sites emblématiques, de la colossale Frauenkirche, pour des concerts qu’on pourrait qualifier d’identitaires, au Semperoper, où le Festival se clôt, et, entre temps, glissant de château en synagogue, de fabrique en école de musique, de musée en église. Un festival qui allie excellence et variété des choix prestigieux à un esprit vif et inventif, secouant joyeusement le conformisme qui fut trop longtemps l’image de marque un peu plombée de la somptueuse cité d’Auguste le Fort.
 
« Il n’est de richesse que d’hommes », écrit Jean Bodin en 1576. Dresde et son formidable envol musical le justifie, une fois de plus : depuis 2009, Jan Vogler (photo) y dirige le Festival et lui a donné des ailes. Petit génie du violoncelle, soliste à 20 ans dans la Philharmonie de la ville, il a su trouver à la fois liberté et racines : parti vers les Etats-Unis où il s’est fixé, il y a puisé le meilleur de l’esprit pionnier, le sens de la communication, et l’appel de l’horizon, qu’il injecte dans l’imposante richesse musicale de la vieille Allemagne. Vogler, qui voit d’ailleurs son contrat reconduit jusqu’en 2021, est un ouragan d’enthousiasme, d’énergie et d’idéalisme.La banderole qui flotte sur la Frauenkirche, extraite des Béatitudes lui va bien : « Heureux sont les faiseurs de paix (Matthieu 5 : 9) ». Ainsi a-t-il convié pour une quasi-résidence cette année la Philharmonie d’Israël, et le jeune chef Omer Meir Wellber, pour des concerts symphoniques traditionnels mais aussi sous forme de concert de chambre, Wellber étant au piano pour passer de Mozart à un florilège de folklore juif et arabe ! Tandis qu’il ouvrait lui-même avec son superbe Stradivarius de 1707 le grand concert du Boston Symphony Orchestra sur le fameux Kol Nidrei de Max Bruch, pour violoncelle et orchestre.
 

Andris Nelsons © DR

Un concert qui mérite de marquer d’ailleurs dans les annales du festival par sa force émotionnelle: après cette touchante plainte, s’élevant dans l’énorme nef comme une invocation à l’amour et à la paix universelle, jouée intensément par Vogler, sa mélodie tendre et vibrante rappelant parfois notre Massenet, l’orchestre a inondé l’espace du gigantisme de la 9e Symphonie de Mahler : on sait le bouleversement que provoque cette symphonie aux ambitions inouïes, son emphase et sa grâce, son classicisme et sa totale liberté. Portée  par une acoustique qui n’a rien d’idéal mais sert de tremplin à l’émotion, elle fut gérée d’une baguette flamboyante autant qu’émue par Andris Nelsons, directeur musical du Boston Symphony, qui a su ramener ses fulgurances à un murmure, l’éteignant comme un souvenir, devant un auditoire emporté par cette houleuse traversée. Ici, Nelsons, qui déçut tant à Paris avec l’Orchestre du Festival de Lucerne en novembre 2015, était maître chez lui, et les pupitres de Boston frémissaient d’une seule voix, sans la moindre faille dans cet ensemble parfait.
 
On a dit la polyvalence des goûts de Jan Vogler, son souci d’intégrer plusieurs formes d’arts à sa vision. Celle-ci l’a conduit à inviter outre le Concertgebouw d’Amsterdam avec Semyon Bychkov, le Symphonique de Pittsburgh avec Manfred Honeck, le WDR Sinfonie-Orchester Köln avec Marek Janowski et l’Orchestre de Singapour avec Lan Shui , mais aussi des formations aussi farfelues que le Ukulele orchestra of Great Britain, ou la spectaculaire Dorothée Oberlinger et sa flûte à bec pour une route de la soie musicale, entre deux sages concerts de Lise de la Salle et du encore plus sage Pierre Laurent Aymard – occasion pour Vogler de témoigner de l’intérêt qu’il porte aux artistes français, avec une prédilection marquée pour Hélène Grimaud, sa partenaire préférée.
 

11th Floor par le Cullberg Ballet Stockholm © Carl Thorborg
 
Sans parler de la part belle faite à l’épiphénoménique cité de Hellerau, redevenue  après son passé glorieux d’il y a un siècle, une sorte de petit paradis pour toute forme de recherche chorégraphique (1), avec sa scène et ses gradins modulables. Ce n’est pas avec le spectacle du Ballet Cullberg, pour remarquable qu’il fût, qu’on a pu juger des performances architecturales et dynamiques du lieu, puisque l’espace était utilisé tout à fait classiquement. Mais on a  admiré l’excellence de cette mythique compagnie suédoise, dans 11th Floor du très mode Edouard Lock. On y retrouvait, dans une ambiance de night club des années 50, avec petites robes noires et talons hauts, la sensualité sèche et dure, les enchevêtrements de lignes brisées qui font le style à la fois provocant et glamoureux du chorégraphe.Sur fond de très accrocheuse  musique jazzy de Gavin Bryars. Noyée dans les fleurs et la verdure de ses jardinets et de ses maisonnettes rêvées pour un monde meilleur, la silhouette épurée du Festpielhaus, imposant son fronton néo-grec, arraché aux outrages de l’histoire, dressait bien haut ses utopies préservées des ankyloses de l’habitude. Le Festival de Dresde ? Un patchwork d’utopies et de vraie beauté, où l’œil écoute, et où l’oreille regarde, dans une ambiance ludique.
 
Jacqueline Thuilleux

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(1) « Hellerau ou l’âge d’or de la rythmique - une utopie qui dure » : lire le dossier : www.concertclassic.com/article/hellerau-ou-lage-dor-de-la-rythmique-une-utopie-qui-dure
 
Dresdner Musikfestspiele, 6 et 7 mai ; le festival se prolonge jusqu’au 5 juin 2016
 www.musikfestspiele.com
 
A écouter :
Tchaïkovski, dont Variations sur un thème rococo, Frankfurt Radio Symphony, dir. Andrés Orozco Estrada, Jan Vogler (vcelle) (1 CD Sony)

Photo Jan Vogler © Oliver Killig

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