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Festival Bach de Leipzig 2019 – Fête et festin – Compte-rendu

Il n’y a qu'à tendre la main vers la corne d’abondance : quand il s’agit de Jean-Sébastien Bach, elle déborde, on le sait. Mais de là à transformer cette corne en délices joyeux, ce n’est pas toujours évident.  Bach est roi, en sa bonne ville où il vécut vingt-sept ans, mais sa gouvernance y fut débonnaire autant que grandiose, ce qui permet à ses héritiers de faire feu de l’infinie variété de son œuvre, avec une gourmandise qui dit combien l’image par trop vénérable du maître doit être modulée. En fait, l’imposante stature du Cantor, sur le chevet de l’Eglise Saint-Thomas fait face à quelques Bachstübl et autres, où on sert, dit-on, ses plats préférés !
 

 Michael Maul © Bach-Archiv Leipzig / Gert Mothes

C’est donc à cet appétit de vie musicale, de pléthore d’inspirations et de modes d’expression que répond le Festival Bach, vénérable certes, car il fut créé en 1908, mais surtout excitant, mobile, depuis qu’un musicologue passionné, attaché aux Archives Bach de Leipzig et responsable de plusieurs découvertes de pièces de Bach et Buxtehude, a pris en main la manifestation, l’an passé : quarantenaire endiablé et chaleureux, plus proche du rocker que du magister, Michael Maul est donc plus que qualifié pour embrasser l’ensemble de l’œuvre et sa diversité, mais aussi pour l’inscrire dans une compréhension plus moderne, plus ouverte.
 
Merveille que de voir sur la Place du Marché (photo) un podium où l’on répète cantates et autres dans l’après-midi, tandis qu’un public aussi attentif que décontracté savoure l’instant, et que en tous points de la ville, le festival développe ses tentacules, lesquelles lancent plus de 150 manifestations en tous genres : avec l’intelligence de faire traduire nombre des textes de présentation en anglais, démarche que des villes plus fermées comme Hambourg et Dresde ne font pas toujours, ce qui est préjudiciable à leur rayonnement culturel.
 

Passion Thomaskirche © Bachfest Leipzig / Gert Mothes
 
Mais par quelle manche de l’habit attraper cette silhouette colossale :  Maul a choisi un thème, celui de Bach compositeur de cour, et modulé les différents volets de son festival en regard des maîtres pour lesquels il écrivit, à Weimar et Köthen, car, même durant son implantation au buffet d’orgue de saint Thomas, il composa une foule d’œuvres passant de la virtuosité la plus folle aux célébrations les plus ostentatoires. Bach , homme d’un infini musical et spirituel, mais Bach homme de son temps et curieux de tout ce qui s’y produisait notamment en matière de musique. Ce qui a valu cette année la mise à l’honneur d’un compositeur qu’il appréciait fort, Gottfried Stölzel, kapellmeister de la cour de Gotha, auteur entre autres d’ une Passion que Bach fit jouer à Saint-Thomas en 1734, tant il l’admirait : une œuvre d’une étonnante sobriété, d’une linéarité si peu chromatique qu’on est surpris de son appartenance à l’époque baroque. L’orchestre Das Kleine Konzert dirigé par Hermann Max, les Rheinische Kantorei, et de superbes solistes dont l’admirable basse Martin Schiketanz ont fait revivre cette ascétique démarche avec une finesse, une pudeur prenantes.
 
Contraste confondant, avec la manifestation ludique annoncée pour le lendemain, qui remettait en scène un duel musical présupposé qui aurait pu avoir lieu à Dresde entre le fameux claveciniste Louis Marchand et Jean Sébastien Bach, incarnés respectivement par Ton Koopman et Andreas Staier. Une belle fable, et une rencontre passionnante.
 Contraste aussi avec la danse, à laquelle Bach ne fait plus peur, depuis longtemps : une fusion que deux maîtres chorégraphes ont nourrie de chefs d’oeuvres, Jérome Robbins avec ses Variations Goldberg et John Neumeier avec la Passion selon saint Matthieu. Au point que la musique du cantor y  est même devenue un phénomène de mode : rares sont les créations des plus allumés des chorégraphes contemporains qui ne glissent pas avec componction, un air vénérable entre deux séquences électroacoustiques.
 

Magnificat © zenna.de

A Leipzig, la célébrité de la troupe à laquelle Uwe Scholz, chorégraphe d’une profonde spiritualité, et  pénétré de Bach et Haydn, donna un statut international, ne permet pas la médiocrité, et la direction de Mario Schroeder, l’une des plus fortes signatures du ballet allemand contemporain au même titre que Marco Goecke ou Stephan Thoss, est le garant d’une incontestable qualité. Ici, dirigé par Félix Bender et joué par le prestigieux orchestre du Gewandhaus, c’est le Magnificat qui est entré dans la danse, car cette œuvre jubilatoire ouvre tout grands les horizons d’un mouvement large, ouvert sur l’infini. John Neumeier le mit en pas pour l’Opéra de Paris, en 1987. Là, Schroeder en impose une autre vision, moins sacramentelle, un rien baba cool car le mélange avec des séquences indianisantes du groupe Indigo Masala, dont le message, appuyé par une grande roue qui tourne lentement en toile de fond , n’est pas sans rappeler certaines des utopies béjartiennes de Bhakti. De très belles images s’imposent, comme la silhouette inscrite dans cette roue, tandis que le travail des bras développé par le chorégraphe, qui transforme ses excellents danseurs en algues tant ils ondulent, crée une poésie infiniment séduisante. Nirvana, karma, union avec le grand tout, louange au Seigneur, que d’ambitions ! Mais assurément la danse ici est belle, ce qui est sans doute la meilleure action de grâces.
 
Dresser la liste des convives invités à participer à ce festin sur les différentes estrades dressées un peu partout, de Pierre Hantaï à la merveilleuse Vilde Frang, de Jordi Savall au Café Zimmermann, de Rinaldo Alessandrini à Omar Meil Weiber et David Stern serait vain, tant ils sont nombreux : en tout quelques 3000 participants si l’on compte les chœurs et les orchestres ! Quant à la liste des œuvres, des puissantes Passions et de la Messe en si à Bach joué à la guitare électrique, des cantates de cour aux musiques réformées, de la plus pure musique de chambre aux Variations Goldberg  revues pour d’autres instruments, le tout dans les mythiques églises Thomaskirche et Nikolaikirche ou dans les maisons de musiciens, le musée Bach, et encore la gare, elle est sans fin. Outre la place faite aussi à quelques grands amoureux du cantor, natifs de Leipzig ou autres, de Mendelssohn à Clara Schumann notamment, dont on souligne le bicentenaire de la naissance en septembre 1819. C’est Bach-Rock que ce vivant festival, à la fois rigoureux et inventif, qui fait rebondir en cascades les ondes d’une musique que l’on croît trop sérieuse.

Jacqueline Thuilleux

 Leipzig, les 14 et 15 juin 2019. Festival Bach, jusqu’au 23 juin 2019. www.bachfestleipzig.de

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