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Fazil Say en récital au Théâtre des Champs-Elysées – Tous les soirs du monde - Compte-rendu

C’est un moment unique, l’un de ceux où le temps s’arrête, où l’on retient son souffle, où seul compte le parfum, le sens de la note égrenée, tandis que le pianiste la dessine dans l’air, vraie calligraphie sonore qui s’inscrit dans le paysage de nos mémoires : Fazil Say joue Chopin. Au Théâtre des Champs-Elysées, en un récital mémorable  –mais comme le sont à peu près toutes ses apparitions –, il extrait d’entrée de jeu trois Nocturnes, les nos 19, 20, et 21 op. posth. de son miraculeux CD Chopin, tout juste paru (1).
Nostalgique et capricieux, comme Chopin, il nous plonge dans cet univers imaginaire où le compositeur se réfugiait, et où il entraînait son entourage, «  faisant chanter le clavier d’une manière ineffable », écrit un critique de l’époque. Et surtout, il écoute, ce qui n’est pas s’écouter, et nous fait écouter. On sait, pour l’avoir souvent suivi avec étonnement, que chaque concert de Fazil Say est un spectacle à lui tout seul ; mais rien qui provienne d’un quelconque cabotinage ou  mise en scène. Il s’agit là d’un interprète totalement livré à son clavier, d’un homme orchestre qui se dirige lui-même, dialoguant avec les notes, donnant des ordres à ses mains, recueillant le son d’une  droite qui l’étale dans l’air, ou la ponctue d’une approbation, levant les deux vers le ciel comme si tout était dit, pour nous prendre à témoin.
L’heure est au rêve, mais sans affadissement, sans manières, car malgré tous ces mélismes parfois orientaux dont il fait vibrer la sensualité, notamment dans le Nocturne n°21, ces raffinements inouïs, on n’est jamais obligé de tendre l’oreille ni tenté de s’offusquer d’un élan de violence qu’on croirait surfait. Un axe d’évidence demeure dans cette dualité du poète. Et pour une fois le récital n’est pas un CD reproduit à la scène, mais un vrai moment de vie, une rencontre profonde avec un artiste intensément présent.
 
Ensuite, Fazil s’est lancé dans une de ces furieuses interprétations qu’il aime à donner de la Sonate « Appassionata » de Beethoven, où sa virtuosité lui permet de faire tonner les éléments d’un drame intérieur et parfois extérieur avec une volonté sauvage.
Puis contraste absolu, la promenade très féline des 6 Gnossiennes de Satie, l’air de se faufiler entre des colonnes en respirant souplement, d’un pas élastique et décontracté, délicatement jazzy, comme une détente après la bataille.
 
Enfin, et toujours, sa carte de visite, son Black Earth tant de fois joué à un public qui vibre avec lui, et deux de ses pièces les plus prenantes, Wintermorgen in Istanbul et le sombre In memoriam, en souvenir de l’attentat d’Ankara du 10 octobre 2015. Là il n’a pas à faire vivre ce qui est écrit par quelque grand devancier, il est tout entier dans son propre instant, créant son propre langage, imposant le temps de la seule musique.
Douloureux comme Chopin, qui fut toute sa vie habité par l’amour de la Pologne. L'interprète, lui, malgré des rapports que l’on sait parfois houleux avec son pays, a la chance – ou le courage – de pouvoir y vivre encore, le ressentir et le faire parler avec ses mains. « Une fuite vers l’inexistant », écrivait Cortot de Chopin, mais vers quel beau rivage quand Fazil Say tient la barre.
 
Jacqueline Thuilleux

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Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 18 octobre 2017
 
(1) Chopin :  Nocturnes op. 9 nos 1-3, op. 15 nos 1-3, op. 27 n° 2, op. 32 n° 1, op. 37 n° 1, op. 48 nos 1-2, op. 55 n° 1 & Op. posth en mi mineur, ut dièse mineur et ut mineur (1 CD Warner classics ). A signaler aussi, une très jolie rencontre avec la mezzo Marianne Crebassa : "Secrets", un programme consacré à des mélodies françaises (Debussy, Duparc, Fauré, Ravel, Say /1CD Erato)
 
Photo © Marco Borggreve

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