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Eugène Onéguine à l’Opéra de Montpellier - Roulette russe pour Onéguine – Compte-rendu

 Pouchkine chez Lars von Trier (période Dogville), pourquoi pas ? Les adaptations d'Eugène Onéguine n'ont jamais manqué et l'on s'en voudrait de blâmer Marie-Eve Signeyrole (1) d'avoir tenté une nouvelle lecture de l'œuvre. Plongés au cœur de cette Russie en décomposition d'avant Poutine (1999), nouveaux riches oisifs et anciens grands propriétaires déchus se côtoient pour quelque temps encore, Onéguine convoitant surtout l'appartement communautaire occupé par les Larina et une horde de locataires, voisins sympathiques mais importuns. Un marquage au sol et quelques parois délimitent l'espace surpeuplé des Larina, en opposition à celui d'Onéguine, aussi vide que vaste, situé en fond de scène et surélevé, l'impression de promiscuité étant renforcée par la présence d'images de vie domestique diffusées en direct et en plongée, sur un écran. Pas de place ici pour l’intimité, chacun étant surveillé, épié, des ébats d'Olga et d'Onéguine, à la déclaration d'amour de Lenski à Olga, enregistrée peu de temps avant sa mort. Aussi théâtrale que cinématographique, la vision de la jeune metteuse en scène est ambitieuse et cohérente, celle-ci n'oubliant jamais de traiter les conflits politiques, sociaux et sentimentaux qui sous-tendent l'intrigue. Toujours motivés par la passion, l’argent et l’intérêt individuel, les personnages tout en conservant leurs caractéristiques gagnent bien sûr en modernité.
 
Olga la sœur de Tatiana, campée avec talent par la mezzo Anna Destraël, mène une double vie, fiancée en apparence à Lenski pour mieux séduire Onéguine, qu'elle rejoint chez lui déguisée en prostituée, leur « relation » montrée plus tard à Lenski pendant la fête, conduisant au drame entre les deux amis d'enfance. Trop lisse, trop sage derrière ses lunettes, trop jeune et bien élevé, le Lenski parfaitement interprété par le ténor Dovlet Nurgeldiyev, ne connaît rien des femmes et de la vie, profitant d'un duel pour se ruer comme ces héros d'autrefois sur le pistolet qu'on lui tend, faire tourner la gâchette, gagner, avant de provoquer le destin, de l'arracher des mains d'Onéguine et de se brûler la cervelle.
 
Solitaire et désœuvrée, gauche dans son comportement, la Tatiana de Dina Kuznetsova, dont la voix lourde et l'émission couverte écrase les aigus, ne fait pas rêver et si Onéguine revient vers elle quelques années après l’avoir congédiée, c'est plus par défaut que par intérêt véritable.
Le côté force de la nature de Lucas Meachem s'accorde idéalement à la conception du spectacle. Puissant, son instrument possède une douceur inattendue, ainsi que des inflexions très musicales et sa sensibilité à la Depardieu, l'empêchent d'apparaître odieux, vulgaire ou sans foi ni loi et de conserver jusqu'au bout un charme tout à fait intéressant ; même si l'on comprend qu'à son retour il a finalement pu acquérir l'appartement des Larina, preuve de sa réussite sociale, mais également de son échec sentimental, car aussi grand soit-il, celui-ci est désespérément vide et désolé, à l'image de son cœur !
 
La direction de Ari Rasilainen n'est pas toujours rigoureuse ; en voulant coller au réalisme du propos le chef étire inutilement le tempo (plus de trois heures de musique !), édulcore les moments-clés et prive les scènes de groupe de leur frénésie consubstantielle, passages d'autant moins maîtrisés que la technique des instrumentistes y montre ses limites. Les Chœurs très sollicités sont en revanche préparés avec attention, comme les seconds rôles où l'on remarque l'impeccable Grémine de Mischa Schelomiansky, le Triquet idoine de Loïc Felix et où se détachent Svetlana Lifar (Madame Larina) et la truculente Olga Tichina (Filippievna).
 
(1) ancienne assistante de Stanislas Nordey, Andrei Serban, David McVicar ou Marco Arturo Marelli et collaboratrice régulière de Christoph Marthaler ou d'Emir Kusturica.
 
François Lesueur
 
Tchaïkovski : Eugène Onéguine – Montpellier, Opéra Berlioz/Le Corum, 17 janvier, prochaine représentation le 21 janvier 2014.
 
Photo © Marc Ginot / Opéra national de Montpellier

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