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Entre sirènes et tritons - Une interview du compositeur Zad Moultaka

A l’occasion du 50e anniversaire de sa fondation, la Fédération Française des Festivals internationaux de musique à passé une commande au compositeur libanais Zad Moultaka (1). Ligéa, une partition pour chœur mixte a cappella inspirée de l’Odyssée d’Homère est ainsi née. Elle sera créée le 13 novembre à Montpellier, par l’ensemble Les Cris de Paris sous la direction de Geoffroy Jourdain, puis reprise dans divers festivals français et européens en 2010 et 2011.

Avant d’en venir à Ligéa, pouvez-vous m’en dire plus sur les raisons de votre attachement à la musique vocale, chorale en particulier ?

Zad Moultaka : J’ai effectivement beaucoup écrit pour chœur ces dernières années. Comme vous le savez, la voix est un élément central dans la musique dite « arabe », c’est l’instrument par excellence – si l’on réfléchit bien d’ailleurs, c’est l’instrument par excellence dans la musique tout court. Rapport à la langue, possibilités infinies de timbres, travail de l’énergie et, bien sûr, micro-intervalles : la voix est pour moi un instrument très important pour entrer dans la matière de cette quête d’espace qui m’anime.

Comment s’est déroulée la collaboration avec France Festivals ? Comment avez-vous abouti à ce nouvel ouvrage choral, Ligéa, qui sera créé le 13 novembre ?

Z. M. : J’ai été contacté par Charlotte Latigrat avec qui j’avais travaillé auparavant puisqu’elle m’avait invité au Festival d’Ile-de-France il y a plusieurs années. J’étais très honoré par cet appel et elle m’a proposé d’écrire une pièce d’anniversaire pour France Festivals. A partir de là, j’avais carte blanche. J’ai commencé à y réfléchir alors que se produisait ma première collaboration avec Geoffroy Jourdain et Les Cris de Paris. Ma recherche s’est orientée du côté des mythes grecs – une forme de retour aux sources de la musique – alors que j’avais en tête l’idée de cris, de chants. Ainsi suis-je arrivé à Ligéa.

Quelques précisions sur ce titre… Et sur l’organisation de la pièce ?

Z. M. : Ligéa est l’une des sirènes qui attiraient les vaisseaux, dont celui d’Ulysse. Elle est la sirène aux cris stridents, auxquels Ulysse résiste. Mon idée de départ était ces sirènes véhiculant un son de danger, un peu comme une sirène justement, signifiant à ceux qui l’entendent : « il ne faut pas aller à tel endroit ». Les sirènes mâles se nomment tritons et il m’a semblé intéressant d’utiliser le triton(2) comme élément destructeur d’une pièce qui s’appuie sur l’accord parfait tout le temps contrarié par le triton. Une forme de clin d’œil à la tonalité, à la dissonance, etc.

J’ai par ailleurs travaillé sur une spatialisation car Ligéa se déroule en trois mouvements. Le premier contient l’appel strident à la vigilance, le deuxième est un solo – une sorte de douloureux lamento d’Ulysse. Je ne vous donne pas plus de détails car… il y aura quelques surprises… Le dernier mouvement est une forme de requiem d’Ulysse, un requiem pour la renaissance en quelque sorte.

Un autre de vos œuvres vocales, L’Autre rive, sera reprise le 26 novembre à Grenoble dans le cadre du Festival 38e Rugissants. Un commentaire sur cet ouvrage singulier, créé en juillet dernier au Festival d’Avignon, et que certains auditeurs vont bientôt découvrir ?

Z. M. : Il s’agit d’une partition un peu particulière, en forme de palindrome, qui se passe simultanément dans deux lieux. Le public arrive, est divisé en deux et va dans une salle ou dans l’autre. L’une contient douze chanteurs et deux musiciens (percussion et guitare), l’autre deux musiciens seulement (percussion et cymbalum). L’œuvre se divise en douze mouvements et, à chacun d’entre eux, un chanteur quitte le premier espace pour aller dans le second. A l’entracte le public change de lieu et vit la même œuvre mais dans l’autre sens.

L’œuvre est écrite sur un texte assez belliqueux. D’un côté, elle démarre sur l’image du groupe qui incite à la guerre et, au fur et à mesure que les chanteurs s’en vont, évolue vers la solitude de l’être, de l’individu par rapport à la violence et à la guerre. De l’autre côté, l’inverse se produit. Enfant, à Beyrouth, j’ai vécu la guerre civile libanaise. L’Autre rive est née d’un questionnement sur l’idée que l’ennemi est « de l’autre côté » et sur le sens de tout cela. J’étais obsédé par le fait que j’aurais pu naître de l’autre côté et défendre des idées contraires.

Propos recueillis par Alain Cochard, le 29 octobre 2009

(1) Né en 1967, Zad Moultaka a d’abord travaillé le piano au Conservatoire national de Beyrouth auprès de Madeleine Médawar. A partir de 1984, il poursuit ses études à Paris, d’abord avec Marie-Madeleine Petit et Pierre Sancan puis, au CNSMDP, avec Aldo Ciccolini, Bruno Rigutto, Marie-Françoise Bucquet et Christian Ivaldi. Ses Premiers Prix de piano et de musique de chambre en poche, Zad Moultaka entame une carrière de concertiste, mais le goût de la composition pousse l’artiste libanais à changer de voie pour se dédier à la création à partir de 1993. « Visions », un enregistrement d’œuvres vocales de Zad Moultaka sous la direction de Joël Suhubiette, est sorti récemment chez L’empreinte digitale (ED 13231)

(2) Terme désignant l’intervalle de quarte augmentée, ou de quinte diminuée

La création mondiale de Ligéa aura lieu à Montpellier, le samedi 13 novembre à 18 h, à la salle Pasteur du Corum, lors d’un concert où l’on entendra également la pianiste Edna Stern dans Beethoven et le Quatuor Debussy dans Dvorak

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Photo : DR
 

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