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Dossier Mahler / II - Mahler à l’Opéra - Vienne

Lorsque Gustav Mahler put enfin accéder, grâce à l’appui sans faille du Comte et Obersthofmeister Lichtenstein, en avril 1897, à la direction de l’Opéra de Vienne, tout d’abord en tant que Kappelmeister (le titre de directeur ne lui sera officiellement accordé qu’en septembre, pour le début de la nouvelle saison), la vénérable scène lyrique des Habsbourg souffrait depuis quelques saisons de tous les symptômes de la routine. Mahler avait plusieurs fois pointé les effets pervers de cette fausse tradition qu’il qualifiait sans aménité et avec son habituelle – et dangereuse, surtout pour lui – absence de diplomatie de Schlamperei (littéralement pagaille, mais à entendre plutôt dans le sens de travail bâclé). Plus encore que l’indolent train-train propre à l’ère de Wilhelm Jahn, le directeur enfin sortant de l’institution impériale qu’il menait tranquillement depuis 1881, c’était aux yeux de Mahler l’absence d’un directeur musical d’envergure qui pesait sur le rayonnement du théâtre : Hans Richter, le seul des trois chefs d’orchestre alors en exercice dans la fosse qui eut une stature internationale, était de plus en plus souvent absent. Il allait d’ailleurs s’exiler définitivement en Angleterre en 1900, prenant, entre autre la direction de l’Orchestre Hallé de Manchester.

La première apparition de Mahler dans la fosse du Hofoper prit d’emblée le caractère d’un manifeste. S’octroyant la direction de Lohengrin, il marchait clairement sur les terres d’Hans Richter, wagnérien de la première heure, et se rangeait sans ambiguïté du côté des partisans de l’auteur de Tristan et Isolde. Mahler avait donc choisi clairement le camp de la musique de l’avenir. Pourtant il contrebalança immédiatement cette première apparition wagnérienne en dirigeant dix-neuf jours plus tard une Zauberflöte de Mozart dont il avait repris de fond en comble le matériel d’orchestre. Tout au long de son magister il reviendra régulièrement aux opéras de Mozart, y conduisant une véritable réévaluation du style comme des moyens mis en œuvre et accompagnant lui-même les récitatifs du piano. Une santé chancelante l’empêcha de mener à bien ses autres projets, et l’été fut entièrement consacré à un repos nécessaire ainsi qu’à l’élaboration d’une nouvelle production intégrale du Ring, ouvrage absent depuis un certain temps de la scène viennoise. Avec ce nouveau cycle de l’Anneau, Mahler imposait un style dépouillé qui surprit la critique, lui valant des contradicteurs farouches mais aussi des thuriféraires ardents. Parmi eux, Hugo Wolf lui-même, qui transporté par l’art du chef, dut faire violence à sa timidité naturelle pour lui confier son Corregidor. L’affaire fera long feu, mais Mahler tiendra parole, créant l’œuvre en 1904, une année après la mort du compositeur.

Le soin que Mahler apporta à la direction musicale du Ring rompait sensiblement avec la tradition viennoise, qui, si elle consentait à produire les opéras de Wagner, les avait jusque là défigurés par de nombreuses coupures, pratique à laquelle même le gardien du temple wagnérien qu’était Hans Richter, héros du Festival de Bayreuth, avait dû se plier. C’est grâce à Mahler qu’une tradition philologique de l’interprétation wagnérienne s’enracina à Vienne.

La renommée de Mahler en temps que compositeur se trouva considérablement accrue par la publication de ses Première et Troisième Symphonies, ainsi que des parties séparées de la Deuxième qui avait remporté un triomphe lors de sa création et que nombre d’orchestre souhaitaient mettre à leur répertoire. Toutes ces publications, généreusement supportées par un don de Guido Adler, affermirent encore le prestige du nouveau directeur du Hofoper.

En 1898, Hans Richter renonça aux Concerts de la Philharmonie, désignant intrinsèquement Mahler comme successeur. Si Mahler fut très souvent admiré à Vienne en tant que chef lyrique, il ne convainquit jamais complètement la critique dans son emploi de chef symphonique, alors même que le public, fasciné par son engagement, sa gestique nerveuse et ses programmations sortant des sentiers battus, lui vouait un culte que l’on peut vérifier par l’augmentation importante du nombre de spectateurs et d’abonnés. Lors de la tournée de l’Orchestre à Paris en 1900, les louanges furent unanimes et la critique viennoise dût convenir un peu tard des grandes qualités, sinon du génie, de Mahler chef symphonique. Mais à mesure que les années passaient, Mahler fut de plus en plus perçu par les musiciens de la Philharmonie comme un autocrate absolu, au point que le composteur décida, après sa maladie de 1901, de démissionner : un désamour partagé entre le chef et l’orchestre était consommé depuis longtemps alors même que le public continuait d’aduler Mahler.

Si l’on veut comprendre comment s’amalgama autour du compositeur un cercle de jeunes gens comprenant Arnold Schoenberg, Alban Berg, Alexander von Zemlinsky, ou Anton Webern, il faut prendre la mesure de l’impact des concerts symphoniques dirigés par Mahler. C’est au travers de cette part trop méconnue de son activité viennoise, plus encore que par sa présence à l’Opéra, qu’il devint un des éléments fédérateurs de la future Seconde Ecole de Vienne. Des liens d’amitiés et d’admiration réciproques se tissèrent, qui aboutirent en 1904 à l’engagement actif de Mahler au sein du Vereinigung schaffender Tonkünstler en faveur notamment de Zemlinsky et de Schoenberg.

Mais la défense de la musique contemporaine fut également une des préoccupations majeures du magister de Mahler à la Hofoper. Il y présenta pas moins de trente créations : la Manon et le Werther (en première mondiale) de Massenet, La Fiancée vendue et Dalibor de Smetana, La Bohème, Madama Butterfly, Louise, Samson et Dalila, Eugène Onegin, Djamileh, Feuersnot, Vienne était bien devenue une des places majeures de la création lyrique.

Pourtant Mahler considéra son travail comme imparfait tant qu’il ne put réaliser le rêve du spectacle total, qui est au cœur même du principe de l’opéra, mais que la philosophie wagnérienne revivifia considérablement.
Sa rencontre, en avril 1902, avec Alfred Roller, allait définitivement métamorphoser le paysage de la scène lyrique viennoise.
Alfred Roller (Brno, le 2 octobre 1864 – Vienne, le 12 juin 1935) était depuis le début des années 1890 un membre actif des nouveaux courants artistiques qui bousculaient la Vienne impériale. En 1897 il fonda avec ses amis peintres et poètes la Sécession viennoise, en devint le président en 1902 et fut l’éditeur de la fameuse revue Ver Sacrum. Sa véritable passion, et de fait son métier, était la mise en scène, lumières et décors compris. Mahler lui proposa de collaborer à une nouvelle production de Tristan et Isolde. Lorsque, le 21 février 1903, le rideau se leva sur le spectacle tant attendu, le public se trouva confronté à une esthétique radicale. Loin d’en être choqué, il en fut au contraire comme transporté. Alfred Roller s’exprimait en couleurs crues et en architectures épurées. Il accordait la première place à la lumière, la chargeant souvent de significations symboliques. Ses maquettes et les décors qu’il en déduisait frappent aujourd’hui encore, tout comme les projets wagnérien d’Edmond Appia, par leur modernisme dont l’esthétique semble avoir plusieurs décennies d’avance.

Mais l’apparence du spectacle n’était qu’une part de sa magie. Roller, tout comme Mahler, était un admirateur de Freud, et la relecture qu’il proposait de l’univers wagnérien ouvrait grand les portes de la psyché. Une direction d’acteur percutante ajoutait encore à cette vaste entreprise de réévaluation qui permit aux ouvrages de Wagner d’acquérir une nouvelle dimension. Wagner était devenu définitivement un musicien de l’avenir, et son théâtre était bien l’objet utopique du spectacle total, maintenant que la scène rejoignait enfin la musique.

On peut assurer que les expériences de Roller et de Mahler fondèrent une nouvelle esthétique du théâtre musical dont nos scènes contemporaines sont aujourd’hui encore les héritières.  Leur collaboration fit flores et les spectacles devenus légendaires s’enchaînèrent : Fidelio (1904), un Don Giovanni qui stupéfia public et critique (1905), L’Enlèvement au Sérail, Les Noces de Figaro et La Flûte enchantée la même saison (1906) une complexe Iphigénie en Aulide que Mahler regardera comme son chef-d’œuvre du temps de Vienne, sont restés mythiques.

Après la mort de Mahler, Roller continuera à signer pour Vienne quelques productions majeures, notamment celles de l’Elektra et du Rosenkavalier straussien, cependant ce fut à Berlin, au théâtre et pour Max Reinhardt, qu’il produisit la part majeure de son œuvre.

Mais Mahler ne se souciait pas que de la scène et de l’orchestre. Il constitua à Vienne une équipe de chanteurs de première force, plutôt un ensemble idéal qu’une troupe : Anna Bahr-Mildenburg, Selma Kurtz, Marie Gutheil-Schoder, Leo Slezak, Erik Schmedes, Richard Mayr figurent encore au panthéon des vrais connaisseurs lyriques.

Parallèlement il engagea deux jeunes chefs d’orchestre pour le seconder, Fanz Schalk et Bruno Walter ; ce dernier devint son disciple et l’un des fervents thuriféraires de son œuvre. Mahler vécut à la tête du Hofoper des années harassantes, faisant fi des intrigues de cours ou des continuelles cabales, n’avouant qu’une seule frustration, celle de ne pas avoir pu créer la Salomé de Strauss, interdite par la censure. Cette activité débordante, si elle freina durant les premières années son énergie créatrice sembla par la suite la libérer. L’été 1899 verra naître la 4e Symphonie, l’année 1900 tout un ensemble de lieder (Rückert, Kindertotenlieder), puis chaque été suivant une grande symphonie orchestrale (5, 6, 7), journal intime d’un homme dont l’œuvre devient le miroir.

En mars 1902, Mahler avait épousé Alma Schindler, ouvrant une étrange boite de pandore. On sait que leur relation tumultueuse fut essentiellement basée sur l’idéalisation et la frustration et avec le recul du temps, et la publication des écrits intimes d’Alma, on perçoit mieux ce personnage que Frank Wedekind aurait pu inclure dans son théâtre. En forçant Mahler à l’introspection Alma l’a reconduit à son œuvre. Celle-ci allait à nouveau prendre le premier pas.

Des campagnes de presse nettement antisémites, croissant à mesure que Mahler privilégiait justement la divulgation de son œuvre, eurent raison et de sa santé et de sa patience. Le décès de sa fille aînée Maria, durant l’été, acheva de le déstabiliser. En décembre 1907, tout était consommé et les parties se séparaient d’un commun accord. Felix Weingartgner, lui même compositeur de talent autant que chef renommé, succédait à Mahler et Mahler, libéré, pouvait accepter l’offre qu’Heinrich Conrad lui avait faite en juin : directeur musical du Metropolitan Opera de New York. Le temps du Nouveau Monde était venu.

Jean-Charles Hoffelé

Photo : DR
 

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