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Dossier Benjamin Britten / I - Portrait de l’artiste en jeune-homme (1913-1939)

On célèbre cette année le centenaire de la naissance de Benjamin Britten, dont l’œuvre depuis sa disparition le 4 décembre 1976, s’est imposée implacablement comme celle d’un classique du XXe siècle. Pourquoi cette reconnaissance planétaire ? Le langage de Britten n’a jamais été révolutionnaire, sa poétique si particulière, avec comme arrière-plan principal l’exemple de Purcell, aurait pu demeurer strictement insulaire. Un artiste pour les siens. Or il en alla tout au contraire.

Conscient de sa différence

Probablement d’abord à cause d’un destin singulier. Très tôt Britten se sut homosexuel. On nous en voudra certainement de venir tout de suite à cette question qui rebuta tant musicologues et critiques, mais elle est fondatrice pour la personne comme pour l’œuvre de Britten.

Sans jamais s’engager, sans aucune tentation militante – ne suivant guère en cela l’exemple de son contemporain, Michael Tippett(1905-1998), qui fut l’autre grand compositeur dans l’Angleterre de l’après-guerre - Benjamin Britten vécut sans jamais la dissimuler sa relation avec son ami, le ténor Peter Pears, pour lequel il écrivit l’essentiel de ses cycles de mélodies (la Sérénade, Les Illuminations, Nocturne) et plusieurs des premiers rôles de ses opéras (le rôle-titre de Peter Grimes, Quint dans Le Tour d’écrou, le Capitaine Vere dans Billy Budd, Gustav von Aschenbach dans La Mort à Venise). Mais cette franchise simple, directe, qui était la vie même, voir une éthique de la vie, ne signifie pas que Britten n’eut pas à souffrir de sa condition d’homosexuel, car elle faisait alors de lui légalement un réprouvé.

On peut assurer que cette conscience de la différence, que cette certitude d’un éloignement de la norme sociale est la source de l’empathie naturelle, évidente, qu’il montre devant le destin de Peter Grimes et dans l’incarnation ambiguë, profondément humaine de tant d’autres des caractères de ses opéras. Britten était en tout un anti Peter Grimes, sauf en une chose essentielle. Comme le pécheur il était rejeté, comme lui une suspicion le marquait. Voici près de quarante ans que Britten nous a quittés. Sa mort et la dissolution progressive du cercle qui l’avait entouré, garantissant la première reconnaissance de son œuvre, l’ont en quelque sorte libéré de cet isolement qu’il chérissait – la solitude lui fut à mesure des années une nécessité trop rarement consentie, l’œuvre seule la lui permettait – et a imposé, délivrées de l’image du compositeur, des œuvres venues à point pour que le monde entier s’y reconnaisse.

L’œuvre de Britten aurait pu tomber dans le purgatoire, à l’exemple de celle de Tippett. Mais contrairement à Tippett, il chercha toujours à trouver par sa musique l’écho humain, la vibration sensible qui parle immédiatement à l’autre. Sa musique ne s’adresse jamais qu’à des individus et, comme le font les chefs-d’œuvre, touche chacun d’entre nous en quelque sorte en tenant compte de notre différence, de notre propre intégrité. Maintenant que cette œuvre semble sauvée pour la postérité – comme l’est d’ailleurs pour exactement les mêmes raisons celle de Leos Janacek – il est temps d’en remonter le fil en suivant celui de l’existence de Benjamin Britten.

Une rencontre décisive

Benjamin Britten né le 22 novembre 1913 à Lowestoft, petite cité du Suffolk, un comté qu’il ne quittera vraiment jamais et où il fondera plus tard son festival dans la proche localité d’Aldeburgh. Sa mère était une bonne chanteuse amateur et Britten se forma auprès d’elle, qui fut dès les premiers signes très attentive à ses talents musicaux. N’était-il pas né le jour de la Sainte Cécile, patronne des musiciens ? Un piano, ce signe de prospérité bourgeoise (son père était chirurgien-dentiste) attire vite l’attention de l’enfant, contraint par sa santé fragile à une sorte de réclusion. Rapidement il prend possession de l’instrument, sa mère se charge du solfège, le voila qui écrit pour le clavier, à sept ans on lui trouve une Miss professeur qui le voit rapidement développer un jeu d’une grande qualité. Sa vie durant Britten restera un pianiste de première force  Entré au collège, il partage son temps entre la musique, le cricket et les mathématiques, et commence à écrire pour un orchestre imaginaire. Des leçons d’alto étendent sa pratique musicale. Mais tout bascule lorsqu’en octobre 1924 il entend Frank Bridge diriger son splendide poème symphonique, The Sea. Il sera compositeur.

Le plus surprenant est que Britten, moins de trois ans plus tard, fera tout pour prendre sa première leçon de composition justement avec Frank Bridge. Cet orchestre gorgé de couleurs, aux harmonies aventureuses, aux vertus picturales, il voulait l’apprendre, se l’approprier. On sait aujourd’hui quel compositeur essentiel dans le renouvellement de la syntaxe et de la grammaire de la musique anglaise fut Frank Bridge (1879-1941) : son œuvre couvrit dans un langage toujours hautement singulier toute l’évolution stylistique du XXe siècle, allant de l’impressionnisme à l’atonalité. Mêmes si Britten avait, avant de travailler avec lui, entendu des œuvres aussi déconcertantes et révélatrices que Les Planètes de Gustav Holst ou Le Prélude à l’après midi d’un Faune de Claude Debussy, c’est bien The Sea qui lui donnera sa première image de l’orchestre. Il s’en souviendra d’ailleurs dans les Interludes marins de Peter Grimes. Mais pour l’heure, c’est pour le piano qu’il compose : les Cinq Valses sont déjà plus que de simples pièces de genre avec leurs harmonies chargées.

Bridge l’encourage sur cette voix, exigeant qu’il porte sur le papier à musique tout ce que l’adolescent a en tête. On verrait après comment améliorer l’écriture, mais il fallait avant tout rester fidèle à soi-même. Britten retint la leçon et dès ses premières œuvres son langage particulier put s’instaurer sans être brimé par les contraintes académiques. Le résultat ne se fit pas attendre. A l’été 1928 Britten écrivit sa première œuvre absolument personnelle, les Quatre Chansons françaises (deux poèmes de Verlaine, deux de Victor Hugo). Le style est déjà mature, les audaces de l’écriture – on trouve dans la première mélodie une échelle chromatique de douze notes qui rappelle que Frank Bridge connaissait les préceptes de Schoenberg – saisissantes, mais avant tout c’est la singularité du ton poétique, doublé d’une finesse de traitement de la prosodie d’autant plus frappante que Britten met ici en musique une langue étrangère, qui imposent une signature déjà infalsifiable et ce jusque dans l’orchestration d’une imagination sonore qui semble sans limite.

Mais l’influence de Bridge excéda largement le simple domaine musical : Britten lui devra son éducation générale, ses goûts dans le domaine de la peinture comme dans celui de la littérature, et même jusqu’à son idéal pacifiste.

Révélations

Britten poursuivit sa formation au Royal College of Music où il ne rencontra qu’académisme et médiocrité, et profita surtout de la vie musicale londonienne, voyant Schoenberg diriger ses œuvres, qui le laissèrent plutôt dubitatif, au contraire du Sacre du Printemps de Stravinski. Mais la vraie révélation fut, en février 1932 la découverte des Lieder eines fahrenden Gesellen de Gustav Mahler, un compositeur qui ne le quittera plus et dont il aimera à diriger la 4e Symphonie (on en conserve une captation en concert sous sa direction). En 1932 il produira ce qu’il considèrera comme son Op.1, la Sinfonietta qui sera créée l’année suivante.

Autre révélation, il découvre lors d’un concert d’Henry Wood en 1934 les Trois fragments du Wozzeck de Berg, et décide, avec l’appui de Frank Bridge, d’aller étudier avec lui. C’est sans compter sur son entourage familial qui le lui refuse. En place de Vienne, Britten se rendra à Florence où son Phantasy Quartett - un titre explicitement emprunté à des œuvres similaires de Bridge – est créé dans le cadre de du Festival de Musique contemporaine. Finalement, il se rendra à Vienne en octobre, sous la surveillance de sa mère, et sans rencontrer Berg. De retour à Londres il trouva un emploi en tant qu’illustrateur sonore de petits films pour le General Post Office, travail qui lui permit d’utiliser une grande diversité de sources sonores.

Wystan Auden et Christopher Isherhwood

C’est au General Post Office que Britten rencontra Wystan Auden (1907-1973). Britten fut fasciné par la personnalité ravageuse d’Auden, son intelligence, son habileté à manier les concepts philosophiques ; il en conçut même un certain sentiment d’infériorité qui lui fera à l’avenir fuir les cercles intellectuels.

Leur première collaboration aboutira en 1936 au remarquable cycle pour soprano et orchestre Our Hunting Fathers. La même année Britten apprenait le décès d’Alban Berg. Non seulement tout espoir d’étudier avec lui s’envolait, mais Britten constata qu’il n’avait plus, hormis Frank Bridge, de modèle musical potentiel. C’est à cette époque qu’il prit conscience des qualités de la musique de Dimitri Chostakovitch avec lequel il allait nouer des années plus tard une indéfectible amitié.

A l’ascendant de Wystan Auden sur Britten allait s’ajouter une autre influence majeure, plus subtile, celle de l’écrivain Christopher Isherwood. Autour du jeune compositeur un cercle d’amis en quasi-majorité homosexuels s’est constitué. Britten possède avec eux quantités d’affinités électives en plus de l’identité amoureuse, et notamment un fort ancrage politique à gauche, renforcé par un pacifisme militant rendu essentiel par la monté du militarisme en Allemagne et en Italie, mais aussi par l’imminence de la guerre d’Espagne qui éclate le 17 juillet 1936. Britten avait fait le voyage à Barcelone peu avant, en avril, pour y créer avec son dédicataire, le violoniste Antonio Brosa, sa Suite pour violon et piano op 6. Auden s’engagera d’ailleurs brièvement auprès des républicains catalans au début du conflit.

Le début d’une passion

Dans ce groupe d’artistes, Britten entama une liaison intime avec le compositeur Lennox Berkeley. Les deux hommes songèrent à vivre ensemble mais ne le firent jamais. Probablement parce que Britten s’éprit peu de temps après d’un jeune chanteur de trois années son ainé. Peter Pears apparaît dans le journal de Britten au mois de mars, décrit comme un personnage entouré de mystère. On sent le début d’une passion sous la plume du compositeur. Le couple se forma l’année suivante et emménagea dans un appartement de Earls Court en février 1938.

La réputation internationale de Britten avait entre temps atteint une tout autre dimension. En effet, durant l’été 1937 le Boyd Nell Orchestra lui passa commande d’une œuvre pour le Festival de Salzbourg. Ce sera les délicieuses et un rien ironiques Variations sur un thème de Frank Bridge où passera un écho sonore de l’Adagietto de la 5e Symphonie de Gustav Mahler. Au début de l’année 1938, la BBC lui commanda un Concerto pour piano dont il assurera la création du clavier et sous la direction d’Henry Wood. Succès public retentissant. La carrière de compositeur de Benjamin Britten était définitivement lancée, dans son pays comme à l’étranger.

En 1939, Auden et Isherwood, qui désormais forment un couple bien connu du tout Londres, décident d’émigrer aux Etats-Unis. Britten et Pears vont rapidement leur emboîter le pas : le 29 avril 1939, ils s’embarquent pour le Canada, exil pour le meilleur et pour le pire qui fut dicté d’abord par la déclaration de la guerre et la montée du fascisme qui semblait alors inexorable.

Les dix jours de traversée furent occupés par l’écriture de la musique pour une pièce radiophonique, The Sword in the Stone. Mais Britten profita de ce temps en partie vacant pour faire un point : il avait 29 ans, comptait à son catalogue des ouvrages aussi achevés que la cantate A Boy was born, Our Hunting Father’s, la Simple Symphony, les Variations sur un thème de Frank Bridge ou le Concerto pour piano. Mais il n’avait pas encore trouvé ce qui deviendrait son genre majeur : l’opéra. Le Nouveau Monde allait le lui offrir.

Jean-Charles Hoffelé

Photo : DR
 

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