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Daniil Trifonov en récital à Aix-en-Provence – La touche extrême – Compte-rendu

Désormais habitué aux plus grandes stars, le public du Grand Théâtre de Provence a pourtant particulièrement retenu son souffle lorsque Daniil Trifonov (photo) a posé sa silhouette menue sur le tabouret et ses mains fines sur le clavier. Les Aixois l’avaient déjà découvert lors du Festival de Pâques, mais l’entrée dans l’univers de Chopin fut ici en mode majeur ! Le jeune homme se rétracte, sa vie ne tient plus qu’à un fil, ce son délicat, ultrasensible, qu’il égrène, est filé, dosé, pesé et pourtant conduit à un univers d’étrangeté très déstabilisant. Tel est Daniil Trifonov, qui fascine comme peu aujourd’hui.
 
Un écorché qui est aussi un intellectuel de haut vol, capable de mesurer toutes les composantes qui vont faire de la musique un langage et un chemin pour aller au cœur d’un mystère. Au début, en considérant le programme proposé, qui figure à peu de choses près sur les 2 CD Chopin qu’il vient de graver pour DG (outre les deux Concertos et le Rondo à deux pianos, partagé avec Sergei Babayan et dirigés par Mikhail Pletnev), on se prend à penser qu’il y a là un peu de coquetterie : quoi, Mompou, Barber, évoquant Chopin, alors que celui-ci n’en a nul besoin ? Puis l’on se dit que Trifonov, dans sa jeune carrière, a déjà joué et gravé de multiples chefs-d’œuvre, de Chopin notamment, et qu’il peut se permettre cette fantaisie.
 
Lorsqu’on descend avec lui dans les arcanes de sa pensée, on commence à comprendre, tant l’accès aux plus profonds gouffres de la musique de Chopin est subtilement ménagé : de Mompou, la grâce légère, inoffensive, des Variations sur un thème de Chopin, de Schumann le Chopin du Carnaval op. 9 ; un délicieux témoignage à celui qu’il admirait tant et dont la folie l’effrayait parfois, lui qui savait de quoi il retournait, puis cap au Nord avec la sublime Etude op. 73 n° 5 « Hommage à Chopin » de Grieg, virtuosité toute rachmaninovienne, où s’épanouit la patte romantique du pianiste, puis Nocturne op. 33 de Barber, intéressant certes mais surtout par les inflexions dignes de Scriabine que Trifonov sait y trouver.
Des Russes enfin, qui ne tinrent pas rigueur à Chopin de l’hostilité qu’il avait pour leur peuple : le pimpant Un poco di Chopin (n°15 de l’Opus 72) de Tchaïkovski, égrené avec une nostalgie légère –  et que l’honorable Drigo a bizarrement orchestré pour l’introduire dans le dernier acte du Lac des Cygnes, qu’il transforme ainsi en marre aux canards tant sa mondanité y sonne incongrue –, puis les Variations sur un thème de Chopin de Rachmaninov, l’un des univers où Trifonov nous semble le plus éclatant. Des sonorités translucides, une palpitation romantique, une virtuosité dont on n’a même pas à parler tant elle est expressive, et ces dernières notes, calmées, posées comme un album refermé dont des personnages se seraient échappés.
 
Fabuleuse galerie, qui conduit tout droit à la folie, au vertige, celui de la 2e Sonate « Funèbre » de Chopin, commencée dans un brouillard, achevée dans un vertige, et dominée par une marche funèbre dont le pianiste a fait résonner chaque pas inexorablement, sans jamais donner l’impression d’une répétition. Puis il s’en allé, l’air absent, épuisé, vidé de sa substance, reparti vers ses songes tandis que le public avait peine à se remettre. Stupéfiant.
 
Jacqueline Thuilleux

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Aix-en-Provence, Grand Théâtre, 1er décembre 2017. Prochain récital : Philharmonie de Paris, le 15 janvier 2018.
Deux enregistrements pour mieux juger de la palette étonnante de Daniil Trifonov : Chopin Evocations, avec le Mahler Chamber Orchestra et Mikhail Pletnev (DG),
et Schubert, comprenant notamment le Quintette La Truite, avec Anne Sophie Mutter, Hwayoon Lee, Maximilian Hornung, Roman Patkolo (DG).
  
Photo © Dario Acosta - DG

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