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Créations de Mats Ek à l’Opéra de Paris – Juste des effets – Compte-rendu

C’est du Mats Ek, assurément. Et une manière d’événement puisque le grand homme avait annoncé il y a quelques années qu’il arrêtait la chorégraphie. Aurélie Dupont, qui a si bien su le tenter, a donc réussi à lui arracher deux créations et une reprise – en entrée au répertoire de l’Opéra – d’un ballet célèbre et déjà ancien, son Carmen de 1992. Sensation, donc, que ce programme signé intégralement du Suédois, tellement fils de sa mère, la novatrice Birgit Cullberg, de son père Anders Ek, grand acteur chez Bergman et tellement frère de son frère Niklas Ek, qui fut un danseur solaire, notamment chez Béjart.
 
On l’a tant aimé, ce profond révolutionnaire qui en 1982 , sut faire de Giselle, déjà chef-d’œuvre du romantisme français, un autre chef d’œuvre d’une modernité incendiaire, en la transposant dans un asile de fous au lieu d’une forêt mystérieuse. Impossible de résister à ce soufflet sur les préjugés, à cette violence physique qui décuplait la souffrance des personnages, à ces battements de pieds qui appelaient le sabot, à ces sauts qui contractaient les corps au lieu de les élever. Chez Ek, on bondissait comme on hoquetait. Il y eu aussi d’autres pièces maîtresses : l’oppressante Maison de Bernarda Alba, signe de sa passion pour l’ibérité incarnée par son épouse Ana Laguna, laquelle laissa une marque définitive sur le personnage de Giselle. Ou encore l’Appartement, créé pour l’Opéra et qui montrait l’âpreté des relations quotidiennes.
 

Boléro © Ann Rey
 
Avec ce nouveau programme, dont deux œuvres fraîchement jaillies, on retrouve les repères habituels, mais qui n’ont plus l’air que de trucs : le cardigan informe sur une robe taillée dans une serpillère, avec chaussons cyclistes, le jeu permanent avec les vêtements qu’on ne cesse de mettre et d’enlever – comme d’ailleurs chez beaucoup de créateurs d’aujourd’hui, obsédés par cette seconde peau – tout en refusant farouchement toute tentative de séduction, de recherche d’apparence flatteuse. On revoit donc dans Another place (photo), les objets quotidiens auxquels on tente de faire dire tout et son contraire, la table, qu’on retourne sans cesse, le tapis dans lequel on se roule, ou le chapeau et surtout la baignoire dans le Boléro de Ravel qui clôt le spectacle. Les attitudes cassées ne parlent plus beaucoup, les mains braquées vers le sol, qui répètent le même message depuis cinquante ans, ont perdu leur sens. Tout cela a parlé autrefois, mais l’artiste se répète, et se vide dans ces inlassables gesticulations, absconses à force de vouloir pénétrer le quotidien, ce qui lasse !
 
Beau couple, par ailleurs que celui formé pour Another Place par Stéphane Bullion et la très expressive Ludmilla Pagliero, qui s’entrechoquent avec une intensité touchante dans leurs démêlés conjugaux et plus encore existentiels, tandis que le pianiste Staffan Scheja déroule correctement les anneaux de la Sonate de Liszt.
Beau troupeau, ensuite, que la bande de danseurs qui viennent gambader des plus diverses façons, à chaque reprise du Boléro, tandis qu’un vieil homme en costume et chapeau, traverse imperturbablement la scène en trimballant des seaux dont il remplit une baignoire, au milieu d’un monde qui s’agite. L’idée n’est pas neuve, et la mélopée finit par endormir, ce qui est ce qui peut arriver de pire au Boléro. A la fin, l’homme s’immerge, ressort trempé et les beaux cheveux de Niklas Ek, 76 ans, sont ceux de celui qui fut !
 

Carmen © Anne Rey
 
En ouverture, une plongée dans les amours ibérisantes de Mats Ek, ce Carmen pour lequel il utilisa la Carmen Suite de Chtchedrine et qu’il créa en 1992 à Stockholm avec l’immense Ana Laguna. De sauvage et libre, Carmen est ici une bête pure, à laquelle la grâce élégante d’Almandine Albisson, trop classique et trop grand style, ne parvient pas à faire croire. Don José, incarné un peu mollement par Florian Magnenet,  est un fantoche pire encore qu’à l’ordinaire, et le reste s’agite ans qu’on comprenne ce qui se passe vraiment, dans un fouillis excité aux couleurs volontairement laides et vulgaires. Le spectaculaire Hugo Marchand remplit bien son office de torero en combinaison de plastique doré, et de temps en temps tout ce joli monde se met à brailler, à lancer des imprécations et des cris de fauve, tandis que Carmen avec sa robe rouge à traîne interminable, a l’air de sortir d’une basse-cour. Ce faux théâtre a quelque chose de très éculé, qui détache du drame plus qu’il n’y plonge. Dommage, car Ek fut un créateur puissant : il n’en ressort plus ici que sa grande ombre.
 

Carmen (Hugo Marchand) © Ann Ray

Finalement, tandis qu’on a apprécié la direction énergique, raide, dans le bon sens du terme, de Jonathan Darlington, on se dit qu’on aurait pu faire un spectacle sublime en puisant dans les grandes références de l’histoire du Ballet : en lieu et place de ce Carmen,  l’Arlésienne (un fragment en est d’ailleurs glissé dans la Suite de Chtchedrine) signée Roland Petit, déchirée et sèche et qui n’a pas pris un cheveu blanc. Puis, sur la Sonate de Liszt, pourquoi ne pas replonger dans les amours brûlantes de Marguerite et Armand, le pas-de-deux qu’Ashton fit jadis pour Noureev et Margot Fonteyn ? Enfin, pour illustrer le Boléro de Ravel, un chef-d’œuvre inusable, celui de Béjart. Mais cela, c’eût été de l’histoire. Ce Mats Ek d’aujourd’hui, c’est à peine du présent.
 
Jacqueline Thuilleux

Spectacle Mats Ek - Paris, Palais Garnier, le 26 juin ; autres représentations, les 30 juin, 2, 3, 5, 6, 8, 9, 11, 12, 14 juillet 2019 // www.operadeparis.fr

Photo © Ann Ray

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