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Contrepoints 62 en son fief de l'Audomarois – Rois et reines (défuntes) à l'honneur – Compte-rendu

Centré sur la cathédrale Notre-Dame de Saint-Omer, avec une excursion hors les murs jusqu'à Houlle et sa petite église de village, le deuxième week-end de la 10ème édition de Contrepoints 62 avait pour thématique les puissants de ce monde, de la Renaissance jusqu'à la fin de l'Ancien Régime : les reines défuntes y furent magnifiquement pleurées, pour la plus grande gloire de leurs royaux époux et plus encore, aujourd'hui, de leurs musiciens. L'inventive programmation de Sébastien Mahieuxe fit découvrir sur trois journées ce que les univers musicaux réunis faisant la singularité du Festival ont produit de plus élevé, en France, en Angleterre et en Espagne, dont les influences sont si sensibles en ces confins géographiques et culturels.
 
Alors que l'on commémorait le 5 septembre le tricentenaire de la mort de Louis XIV, le concert du vendredi en soirée, au pied de l'étourdissant buffet du grand orgue de la cathédrale, fit redécouvrir les Musiques pour les funérailles de la Reine Marie-Thérèse [d'Autriche], épouse espagnole du monarque, née elle aussi en 1638 (cinq jours après le roi son époux) et brutalement emportée en 1683 par une tumeur bénigne mal soignée – six semaines plus tard mourait l'indispensable Colbert, ministre dont la disparition dut affecter plus gravement le roi.
Au programme : Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) par Les Pages & Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles et l'ensemble instrumental La Rêveuse (entendu lors du premier week-end dans Purcell à Tournehem-sur-la-Hem), tous dirigés par Olivier Schneebeli, d'une inépuisable et communicative énergie.
Deux œuvres honoraient la défunte. On sait combien les voix d'hommes, par leur diversité et sans doute le fait que les dessus étaient confiés à de jeunes garçons vocalement moins aguerris, avaient la faveur de Charpentier. Elles régnèrent sans partage sur l'émouvant premier opus : le Motet Luctus [deuil, affliction] de morte augustissimae Mariae Theresiae reginae Galliae, H. 331, pour trois voix d'hommes et cordes, en l'occurrence trois remarquables solistes ayant achevé leur formation au Centre versaillais : Stephen Collardelle (haute-contre), François Joron (taille), Lucas Bacro (basse), tous répondant à merveille, séparément ou réunis, à la caractérisation vocale française si particulière en matière de tessiture et de capacités expressives.
 
D'un tout autre format, l'œuvre principale était le grandiose In obitum augustissimae nec non piissimae Gallorum reginae lamentum, H. 409 – « Lamentation en l'honneur de la très auguste et très pieuse reine des Français » –, « cantate-oratorio » en deux parties couronnées d'un intense De profundis, H. 189 (initialement isolé, à tort, de H. 409). Aux cordes se joignirent les vents, orchestre à cinq parties auquel répondaient, outre le chœur, neuf solistes vocaux, dont trois voix d'enfants – où l'on remarquait un garçon alto d'un impressionnant aplomb vocal, également un garçon soprano assurément plus fragile mais dont les aigus immaculés semblaient presque irréels. De cette œuvre d'exception, Olivier Schneebeli offrit une interprétation rayonnante dont l'apparat reposait sur une extraordinaire et noble dimension spirituelle – et politique : le Vivat, triumphet, regnet Ludovicus Rex noster, répété à l'envi et comme dans l'euphorie semblait résonner telle une libération du roi, veuf consolable, ne serait-ce que par sa propre grandeur. Il est vrai que le De profundis ramena, de manière non moins saisissante, l'esprit et les sens vers la défunte reine. Admirable.
 
Le lendemain en fin d'après-midi, toujours à la cathédrale mais dans le transept nord, l'Ensemble Clément Janequin, en résidence à la Comédie de l'Aa – Centre culturel de Saint-Omer, fit remonter le temps : jusqu'à Jean Mouton (c. 1459-1522), natif de Samer dans le Bolonais, et la lignée des Valois (Orléans, puis Angoulême). Le programme offrit un florilège de pièces de 4 à 8 voix, accompagnées à l'orgue positif par Yoann Moulin, reflet captivant de la musique sacrée de ce maître de la Renaissance en lien avec les monarques de son temps (1) : Kyrie de la Missa Alma redemptoris, pour Anne de Bretagne (épouse de l'empereur Maximilien de Habsbourg puis des rois de France Charles VIII et Louis XII) et Non nobis Domine, pour la naissance de Renée de France, fille cadette d'Anne et de son troisième époux.
S'ensuivit l'œuvre sans doute la plus profondément bouleversante de ce programme : Quis dabit oculis, intense déploration sur la mort d'Anne de Bretagne, en 1514. Dans la mouvance des commémorations du cinquième centenaire de la victoire de Marignan (13-14 septembre 1515 – et du sixième centenaire de la défaite d'Azincourt, non loin de Saint-Omer, le 25 octobre 1415), suivit un glorieux ensemble de pièces en l'honneur de François Ier : Exalta Regina Gallie (célébration de la victoire), Gloria de la Missa Alleluia, somptueux Domine salvum fac Regem à huit voix, digne du roi et pour son sacre. À l'Alleluia final du Da pacem Domine à 6 répondit le Sanctus de la Missa Tu es Petrus – pour le pape Léon X – et son Osanna intermédiaire et final d'une ferveur carillonnante, avant de conclure sur un O Maria virgo pia à 8 d'une lumineuse plénitude et l'Agnus Dei de la Missa Loseray je dire.
Une fois n'est pas coutume, on put entendre également l'orgue positif seul : Impetum inimicorum, grandement rehaussé par un tempérament serré, beau et volubile témoignage de la constitution progressive du répertoire de clavier par l'adaptation d'œuvres vocales – on imagine très bien celle-ci chantée par les Janequin, à l'exception (peut-être) des diminutions. Quant au bisCrucifixus a 8 voci d'Antonio Lotti –, on pouvait y voir, bien que beaucoup plus tardif, un douloureux souvenir de la fascination exercée par l'Italie sur les Valois…
 
Créé en 1978, l'Ensemble Clément Janequin s'est sans cesse renouvelé autour de son fondateur : Dominique Visse, l'un des pôles de la formation, au timbre dominant et néanmoins singulièrement intégré, dont les accents dynamiques inimitables et percutants ponctuent et donnent vie au discours. Renaud Delaigue est l'autre pôle, basse profonde et chantante d'une étourdissante présence – chaleur, justesse prodigieuse, solidité à toute épreuve : le pilier sur lequel repose la pyramide des voix, cependant que les autres membres excellents de l'Ensemble, de deuxième ou troisième générations, se glissent avec une formidable aisance entre ces extrêmes qui sont l'esprit même des Janequin, toujours semblable en regard des origines, toujours réinventé dans la plus belle harmonie et à travers une conduite virtuose et suprêmement musicale des voix.
 
Le soir, de nouveau au pied du grand orgue Desfontaines–Cavaillé-Coll (on fêtera le tricentenaire du buffet des Piette en 2017-2018), l'ensemble Vox Luminis de Lionel Meunier – notamment entendu à Auxi-le-Château, lors de l'édition 2013 de Contrepoints 62, dans un inoubliable programme Monteverdi (2) – et le Scorpio Collectief dirigé par Simon van Mechelen firent franchir la Manche aux festivaliers : Funérailles de la Reine Marie – Mary II, protestante, épouse de Guillaume [William] III d'Orange, lequel renversa Jacques II, catholique… et père de Mary, exilé à Saint-Germain-en-Laye. La reine Mary fut la grande protectrice de Henry Purcell (1659-1695), qui mourut quelques mois après elle. Outre les fameuses Odes pour l'anniversaire de la reine Mary (1689-1694), Purcell composa une musique pour ses funérailles – mais après coup –, produisant une March and Canzona pour cuivres, une adaptation de la « sentence mortuaire » Thou know'st, Lord tout en révisant deux de ses Burial Sentences antérieures. La musique réellement donnée lors des funérailles de Mary II, signée Thomas Morley (1557-1602), fut reprise de celles de la reine Elizabeth Ière, en 1603. C'est ce double programme Morley-Purcell que Vox Luminis et Scorpio Collectief firent entendre à Saint-Omer (3).
 
Le cérémoniel débuta dans un silence absolu, sans « entrée » des musiciens. Après l'austère Queen's Funeral March de Purcell, sacqueboutes et cornets jouant sous la profonde tribune de l'orgue en un saisissant effet de lointain, les chanteurs remontèrent la nef pour offrir les trois Dirge Anthems de Morley, musique complexe mais d'une infinie sérénité, sobre et décantée, comme hors du temps, la distribution vocale et instrumentale évoluant au gré des pièces – Thou know'st, Lord de Purcell et sa Canzona retentirent avant The Third Dirge Anthem de Morley. Puis ce fut un absolu moment de grâce : O dive custos – Elegy on the death of the Queen Mary de Purcell, page sublime pour deux sopranos – Zsuzsanna Tóth et Sara Jäggi, idéales de pureté et d'intériorité –, introduction aux Funeral Sentences de Purcell, d'une force extrême, par moments quasi expressionniste et splendidement doloriste, sur des textes précédemment entendus dans les adaptations de Morley. Un monde en soi, pour un programme qui aurait suffi à combler l'auditoire.
C'était sans compter une seconde partie transportant la scène dans la Vienne impériale : Kaiserrequiem (1720) de Johann Joseph Fux (1660-1741) composé pour les funérailles de la veuve de Leopold Ier puis, tel le Requiem de Jean Gilles en France, repris, bien que d'un style alors déjà « démodé », pour différents princes dont Eugène de Savoie, puis pour l'empereur Charles VI. Une œuvre à l'apparat contenu mais bien réel, d'une vive et poétique sensibilité, puissante et positive, sans rupture émotionnelle, telle qu'interprétée sous la conduite de Lionel Meunier, avec les chefs-d'œuvre de la première partie. À noter que Vox Luminis sera de retour l'année prochaine, dans le cadre de la première saison du théâtre élisabéthain en bois actuellement en cours d'achèvement au château d'Hardelot (4) pour la création de leur production du King Arthur de Purcell, le 2 juillet 2016.
 
Fin de matinée et après-midi du dimanche étaient confiées, en l'église de Houlle, à l'ensemble néerlandais Les Esprits Animaux : programme éducatif à destination des enfants (et de leurs parents) pour un concert b.a.-ba… baroque, où comment donner au public de demain quelques clés essentielles (dont la définition du terme contrepoint, emblème du festival), puis concert sous-titré Music of Thrones : survol singulier, presque léger de ton, des XVIIe et XVIIIe siècles en Europe à travers un puzzle musical d'une grande vivacité et dont chaque pièce était brièvement présentée par Élodie Virot (traverso). Les cordes seules (quatuor traditionnel) débutèrent sur le Lamento sopra la morte di Ferdinando III [de Habsbourg] (1657) de Johann Heinrich Schmelzer, suivi de Trios de la Chambre du Roi de Jean-Baptiste Lully et Marin Marais, avec flûte. Puis allégeance fut faite à Bach et à Frédéric le Grand : Canons de L'Offrande musicale, sur le fameux thème royal, puis Allegro brillant et virtuose d'un Concerto pour flûte du monarque. Même configuration pour le Quintette op. 19 n°2 de Boccherini, d'une irrésistible faconde instrumentale, en dépit de quelques problèmes de justesse (violoncelle) et d'une homogénéité de la formation par moments troublée, mais entendue il est vrai de très près. Il manquait une reine défunte pour répondre au fil rouge du week-end : de Jan Ladislav Dussek suivirent Les souffrances de la Reine de France – Marie-Antoinette – pour clavecin, op. 23, ici dans un chatoyant arrangement pour cordes de Javier Lupiáñez, l'un des deux violons.
Chaque section de ce touchant et séduisant petit mélodrame est introduite par un bref commentaire de l'auteur sur la situation évoquée : de l'emprisonnement de la reine à ses réflexions sur sa grandeur passée, de la séparation d'avec ses enfants à la lecture de la sentence de mort… jusqu'au tumulte du peuple et au bruit de la guillotine. Comme pour dissiper momentanément la tourmente, la pièce suivante, avec flûte, offrit un extrait d'un ouvrage à la mode avant la Révolution, arrangement de l'air de Blondel (écuyer du roi) « Ô Richard, ô mon roi ! » à l'Acte I de Richard Cœur de Lion (1784), comédie en trois actes d'André-Ernest-Modeste Grétry sur un livret de Michel Sedaine, air aussitôt suivi des Variations sur la Marseillaise (1792) de Giuseppe Cambini dans une délicieuse adaptation des Esprits Animaux, virtuose et policée – même pas peur. Et franc succès auprès d'un public conquis par l'accessibilité et l'originalité d'un tel programme.
 
Retour dans le transept de la cathédrale Notre-Dame, devant les vantaux où en lettres d'or est inscrit : « C'est par ce portail nord que Louis XIV victorieux est entré en 1677 – Le grand Roi y revint accompagné de son épouse et de sa famille en 1680 », pour l'ultime rendez-vous du week-end, mais aussi retour en arrière, en regard du concert du vendredi, avec cet hommage à une Marie-Thérèse bien vivante, au temps de sa jeunesse à la cour d'Espagne : Música para el Rey Planeta (« Musique pour le Roi Planète »), par La Grande Chapelle que dirige Albert Recasens. Le programme, jubilatoire, était consacré à l'un des grands maîtres espagnols du XVIIe : Juan Hidalgo (1614-1685), dont la musique gorgée de soleil était prisée à la cour, mais dont l'œuvre n'a pas encore fait l'objet d'un catalogue raisonné. Comme on est loin de l'idée que l'on peut se faire de l'étiquette espagnole, corsetée et hostile à toute velléité de liberté, avec ces œuvres ardentes, d'un mysticisme sensuel, infiniment lyriques – toute la séduction d'un bel canto baroque accompli –, pleines de verve mais pures : une spiritualité joyeuse. On imagine volontiers que Marie-Thérèse en eut la nostalgie après son installation en France.
 
« Tonos, villancicos et pièces pour le théâtre », tel était le sous-titre d'un florilège mêlant zarzuela et villancicos sacrés, souvent accompagnés par les seules viole et guitare ou viole et harpe, la distinction entre sacré et profane s'affirmant bien plus par la fonction que par le style. ¡ Venid, querubinos alados ! ouvrit le feu, évoquant l'irrésistible Vaya de gira de Juan de Araujo naguère révélé par Gabriel Garrido – rôle primordial et subtil des percussions, tambour et tambourins. Si l'ensemble instrumental (deux violons, viole de gambe, harpe, guitare, dulciane, orgue positif et percussions), entendu seul à trois reprises dans des pages d'une extravagance et d'une écriture pleines d'aisance, se révéla à chaque instant un pur bonheur, les quatre solistes vocaux furent non moins enthousiasmants. Ainsi Eugenia Boix, soprano de lumière comme les formations espagnoles ou latino-américaines en ont le secret (on songe à Adriana Fernandez ou à Nuria Rial), à laquelle répondait en un merveilleux contraste-équilibre Lina Marcela López, second soprano aux teintes plus mordorées.
Côté messieurs, rivalisaient de poésie et de verve théâtrale David Sagastume, voix complexe et vraiment singulière, entre contre-ténor et ténor aigu au registre « grave » néanmoins affirmé, et Gerardo López Gámez, ténor aux nuances vertigineuses, tour à tour soutien presque imperceptible mais essentiel de ses collègues et soliste d'une radieuse et flamboyante présence. De Marie-Thérèse, si dénigrée et manifestement peu aimée de son royal époux, on était enclin, après ce concert enchanteur, à ne vouloir garder qu'une image, à tout le moins musicale, chaleureusement redorée.
 
Michel Roubinet

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Festival Contrepoints 62 - 2, 3 et 4 octobre 2015.
 
 
(1) L'Ensemble Clément Janequin a enregistré pour Bayard Musique, au côté de Diabolus in Musica, un CD intitulé « Œuvres sacrées de Jean Mouton, Maître de chapelle de François Ier », Prix spécial du jury de l'Académie du disque lyrique 2015.
www.adf-bayardmusique.com/album1473-1515-ensemble-clement-janequin-ensemble-diabolus-in-musica
 
(2) www.concertclassic.com/article/festival-contrepoints-62-musique-et-patrimoine-ancien-et-en-devenir-compte-rendu
 
(3) Programme Morley & Purcell (+ Tomkins) enregistré par Vox Luminis pour Ricercar (Outhere Music)
www.outhere-music.com/fr/albums/english-royal-funeral-music-ric-332
 
(4) Centre Culturel de l'Entende Cordiale – Château d'Hardelot
www.chateau-hardelot.fr
 
 
Sites Internet :
 
Contrepoints 62
http://contrepoints62.fr
 
Les Pages & Les Chantres – Centre de musique baroque de Versailles
http://www.cmbv.fr/formation/
 
La Rêveuse
ensemblelareveuse.com
 
Ensemble Clément Janequin
www.satirino.fr/fr/artists/ensemble-clement-janequin
 
Vox Luminis
www.voxluminis.com
 
Les Esprits Animaux
www.lesespritsanimaux.com
 
La Grande Chapelle
www.laudamusica.com/la-grande-chapelle.php
 
Photos © DR

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