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Concerts d’adieu à l’orgue de la cathédrale Saint-André de Bordeaux – La quadrature du cercle – Compte-rendu

L’exercice relevait de la quadrature du cercle : comment faire comprendre, musicalement ressentir et convaincre public et décideurs qu’un grand orgue comme celui de la cathédrale de Bordeaux soit déjà à bout de souffle… tout en y donnant des concerts aussi remarquables ? Jean-Baptiste Dupont (photo)a retracé l’histoire chaotique de l’instrument et ses insuffisances rédhibitoires faisant qu’un énième relevage, en vue d’améliorer ce qui manifestement ne saurait l’être, coûterait autant sinon plus qu’un instrument neuf, toujours sans résultat probant (1). C’est le propre des musiciens de talent que de savoir faire oublier les faiblesses d’un instrument pour n’en mettre en valeur que les aspects positifs, ou moins négatifs. Rappelons que si un pianiste passe de Steinway en Steinway et qu’un violoniste ou un flûtiste joue tout simplement son propre instrument, rien de tel pour l’organiste qui chaque fois doit composer avec la machine-orgue et l’acoustique, par nature uniques, du lieu où il se produit, les orgues étant tous différents, de l’ergonomie de la console à leurs possibilités physiques, sonores et esthétiques. Les organistes sont passés maîtres dans l’art de s’adapter, condition vitale de l’exercice singulier de leur mission.
 

Stephen Tharp © stephentharp.com

Deux jours après le récital du Finlandais Kalevi Kiviniemi, Jean-Baptiste Dupont s’émerveillant qu’il ait pu faire sonner le Danion-Gonzalez de Saint-André aussi formidablement – c’est-à-dire autant qu’il est possible –, la tribune de la primatiale recevait un authentique phénomène : l’Américain Stephen Tharp, remarquable musicien et virtuose comme il en est peu. Naguère organiste à New York de la cathédrale St. Patrick (et directeur des concerts), puis de la fameuse St. Bartholomew's Episcopal Church (où Leopold Stokowski, excellent organiste, fut chef de chœur) et de la Grace Church sur Broadway, il ne se consacre plus désormais qu’au concert, à l’enregistrement et à l’enseignement. Programme titanesque restitué avec une « sobriété » exemplaire, l’hypervirtuosité n’ayant rien d’une fin en soi, tout en sidérant l’auditeur – le jeu de l’organiste, pour ces trois concerts, était projeté sur grand écran, capté d’un triple point de vue : à la verticale au-dessus des quatre claviers manuels, vue générale gauche, pédalier.
 
Deux transcriptions intimidantes encadraient des pièces rares. La Totentanz de Liszt transcrite par l’interprète ouvrit le feu, magistralement échevelée sur son thème du Dies irae, suivie de Deux Évocations (2017) de George Baker, l’une en mémoire de Louis Vierne, l’autre de Pierre Cochereau : Baker acheva l’intégrale Vierne initiée par Cochereau pour le label Solstice. Si l’ombre des maîtres de Notre-Dame se devait d’être sensible, sa musique n’en est pas moins profondément personnelle, dense et d’une indéniable beauté, tout en permettant à l’interprète d’affirmer un tempérament dramatique. S’ensuivirent les Variations (IV) de la Huitième Symphonie de Widor, registrées d’une façon brillamment néoclassique à l’appui de l’architecture complexe de ces pages exigeantes. En seconde partie : Le Sacre du Printemps, transcrit (d’après la version pour deux pianos de Stravinski) par Stephen Tharp lui-même, homme-orchestre aux facultés musicales et aux moyens instrumentaux stupéfiants. Aussi spectaculaire, enthousiasmant et convaincant que la prouesse le permet, qu’il s’agisse de « l’orchestration », de la restitution des parties ou de la « direction » de l’ensemble.
 
Et l’orgue ? On imagine qu’il avait été bichonné, accordé et optimisé avec autant de soin que possible, au prix d’efforts incessants. Le fait est que, fort sollicité à tous égards, il a tenu le choc – on imagine de même la hantise persistante qu’il puisse lâcher, naturellement sans prévenir. La palette est vaste mais rien n’y fait : ce que l’on entend n’est pas beau. On ressent constamment l’étroitesse des tailles et son impact sur l’équilibre et la projection des timbres, la difficulté d’obtenir sinon la fusion du moins une complémentarité satisfaisante des familles de jeux. Ce n’est pas tant une affaire de dynamique que de qualité et d’esthétique, de conception et de potentialités musicales – même quand l’orgue est servi par des magiciens, à la limite de la prestidigitation…

© Thomas Guillin

© Jean-Baptiste Dupont
 
L’ultime concert fut donné par le titulaire, Jean-Baptiste Dupont. Étrange programme Bach, pourrait-on se dire : les Chorals de Leipzig, l’idée étant toutefois de s’inscrire dans la continuité de L’Art de la Fugue et de la Clavierübung III donnés les deux années précédentes par Jan Willem Jansen et Michel Bouvard qui, à Toulouse, furent ses maîtres. Le risque était bien sûr de renoncer à ce qui permet de masquer les manques de l’instrument : renouvellement constant des timbres, opposition dynamique de plans toujours en mouvement pour contrer la maigreur de la matière, autant d’honnêtes subterfuges hors sujet pour une telle musique. Si l’équilibre des parties fut globalement bien trouvé (malgré la justesse chancelante de certaines anches solistes), la durée généreuse de ces pages d’un Bach à l’apogée de son génie ne s’accommoda que passablement d’un orgue qui n’est certes pas idéal pour le Cantor. L’interprète en offrit une approche aussi vive que possible, sans chercher, on s’en doute, à s’attarder de manière à faire généreusement sonner le texte par le timbre, soignant la stricte exactitude de l’ornementation pour compenser une éloquence instrumentale dépourvue de vraie densité et d’aura poétique.

L'orgue Danion-Gonzalez de Saint-André de Bordeaux © Mirou
 
L’émotion de jouer cet orgue pour la dernière fois en concert (il continuera d’assumer son rôle cultuel, la reconstruction étant un projet sur le long terme) n’en fut pas moins des plus sensibles. Impossible, pourtant, de terminer sans un ultime feu d’artifice : Vers la flamme (1914), dernière grande page instrumentale de Scriabine (à vrai dire métamorphosée par le basculement du piano à l’orgue) et Petrouchka de Stravinski, cheval de bataille de l’interprète. Ces trois récitals des Maîtres de l’Orgue refermés, on pourra encore se souvenir du Danion-Gonzalez à l’écoute du CD (en édition limitée) enregistré par son titulaire en 2016, publié par l’Association Cathedra (Clara Fama CF-CD001) : de Couperin à Messiaen, via Bach, Franck, Fauré, Saint-Saëns, J. Alain et L. Vierne – survol des possibilités et des faiblesses, jusqu’à un ultime accord acide des Transports de joie (L’Ascension) qui en dit long (2).
 
Il ne reste qu’à souhaiter à la primatiale, pour le succès de ce projet, non seulement un calendrier favorable des travaux de rénovation devant prochainement (?) débuter dans la nef, mais aussi et surtout une pleine et entière réussite de la souscription. On se prend à rêver que si Bordeaux et sa région, qui revendiquent – n’étant pas seuls en ce vaste monde à produire des vins d’exception – un ascendant symbolique et fédérateur sur la viticulture internationale à travers l’imposante et moderniste Cité du Vin (3), se mobilisaient pour gagner grands crus et mécènes nationaux et internationaux à la cause d’un tel projet, aisément envisageable sous l’angle du prestige, le coût du nouvel orgue de la cathédrale de Bordeaux pourrait ne faire l’effet que d’une goutte d’eau.
 
Michel Roubinet

Bordeaux, cathédrale Saint-André, 14 et 16 octobre 2018
 
(1) www.concertclassic.com/article/trois-questions-jean-baptiste-dupont-organiste-titulaire-de-la-cathedrale-saint-andre-de
 
(2) www.jeanbaptistedupont.com/CdOrgueCathedrale.htm
 
(3) www.laciteduvin.com/fr
 
 
Sites Internet
 
Jean-Baptiste Dupont
www.jeanbaptistedupont.com/
 
Stephen Tharp
www.stephentharp.com/live/
 
Pour la reconstruction des grandes orgues de la cathédrale de Bordeaux
www.cathedra.fr/souscription_orgues/index.htm

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