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Compte-rendu : Suisse / Absurdité et raffinement - Alice in Wonderland d’Unsuk Chin à Genève

L’aéroport comme lieu symbolique de notre temps, espace désincarné où se croisent nos solitudes, est devenu l’uns des cadres privilégiés des récits contemporains. Philippe Manoury, en 1997, y avait tout entier situé son opéra 60e Parallèle. Unsuk Chin en fait le point d’accès, pour son Alice, au pays des merveilles. Au cours du prologue, Alice, enfant perdue dans l’âge adulte, croise au détour d’un escalator son double enfantin. Ces retrouvailles fulgurantes, comme rêvées sont le point de départ d’un voyage au-delà des apparences ; elles se renouvellent à la fin de l’œuvre, une fois la rêverie terminée. Ce prologue aéroportuaire est d’ailleurs le principal ajout que la compositrice coréenne fait au récit de Lewis Carroll. Car pour le reste, l’opéra demeure intensément fidèle aux aventures d’Alice et à sa galerie de personnages connu de tous, une ménagerie fantastique où un Lapin blanc particulièrement pressé voisine avec le Chat du Cheshire, un Loir (endormi) et tout un jeu de cartes aux ordres de la Dame de Cœur.

L’histoire étant connue (le livre est un classique et les studios Disney en ont tiré un long métrage d’animation à grand succès dans les années cinquante et, plus récemment, un film réalisé par Tim Burton), la mise en scène n’a plus qu’à faire surgir des images. Mira Bartov, la jeune directrice du Folkoperan, l’opéra comique de Stockholm, le fait avec gourmandise. Décor unique, l’espace à deux niveaux qui figurait l’aéroport lui permet de faire apparaître ses personnages comme surgis de nulle part. En parfaite harmonie avec le texte de Lewis Carroll, peu ou prou conservé par David Henry Hwang et la compositrice dans leur livret, Mira Bartov joue de la magie des dédoublements : Alice à la fois adulte (remarquable Rachele Gilmore) égarée dans les fantaisies de l’enfance et enfant trop sérieuse pour son âge (dans le rôle de petite Alice, la très jeune Luna Arzoni est parfaite à chacune de ses apparitions) ou Chat du Cheshire dont le sourire s’efface puis reparaît ailleurs. Si les costumes de Tine Schwab traduisent bien l’ambiguïté de ces personnages d’animaux trop humains, les éclairages et plus généralement la scénographie auraient sans doute pu aller plus loin dans l’extravagance et plus délibérément franchir le pas qui mènerait « de l’autre côté du miroir ».

Cela, sans doute, revient à la musique. Unsuk Chin écrit pour l’orchestre avec un extraordinaire raffinement, une remarquable clarté et un sens de la pulsation dramatique qui évoque souvent le Bartók du Prince de bois et parfois le Ravel de L’Enfant et les sortilèges. On aurait pu s’attendre, chez celle qui fut l’élève de György Ligeti, à davantage de novations vocales (le burlesque, le nonsense ne va jamais ici jusqu’à égaler celui des Aventures et nouvelles aventures ou du Grand Macabre) et surtout à une plus grande variété rythmique. Ce n’est pas le cas, même si se superposent un tempo général étiré – tout l’orchestre résonant comme un immense gong – et des rythmes plus vifs au gré des différentes scènes.

Ce rythme général captivant préserve de l’ennui dont la succession des scènes pouvait laisser planer la menace. Unsuk Chin a eu la bonne idée de rompre l’enchaînement des airs, en confiant notamment le rôle de la Chenille à une clarinette basse (jouée sur scène, en costume de Chenille, par l’excellent Ernesto Molinari) : étonnant interlude en forme de pantomime qui vient dilater plus encore l’espace-temps du récit. Ailleurs, la veine cocasse s’exprime dans le « rap » du Loir sur les mots commençant par la lettre M (une belle invention des librettistes) ou par le leitmotiv minimal du Lapin blanc, rythme de clochettes tout droit sorti de la 4ème Symphonie de Mahler.

Voulue par Tobias Richter pour sa première saison à la tête du Grand Théâtre de Genève, cette nouvelle production doit en grande partie sa réussite à une distribution de grande classe, emmenée par Rachele Gilmore, révélation scénique et vocale de la soirée, qui est l’incarnation parfaite d’Alice dans toute son ambiguïté. Se distinguent également Dietrich Henschel (le Chapelier fou) et Andrew Watts (le Lapin blanc et le Lièvre de Mars) qui, en habitués du répertoire lyrique contemporain, se jouent avec aisance des longues lignes vocales et des rythmes mouvants que leur réservent leurs rôles. Il en est de même pour le ténor Guy de Mey, impayable dans son monologue du Loir, et pour la soprano Cyndia Sieden qui assume admirablement les miaulements énigmatiques du Chat du Cheshire. Tous deux font ici leurs débuts sur la scène du Grand Théâtre. Ils y croisent le chemin de Karan Armstrong et Richard Stilwell, une autre génération que Tobias Richter a voulu honorer en leur confiant fort à propos les rôles de la Dame et du roi de Cœur.

Enfin, si la direction très claire de Wen-Pin Chien a pu parfois sembler un peu trop retenue, l’Orchestre de la Suisse romande, bien à l’étroit dans la fosse, est irréprochable et joue la musique d’Unsuk Chin avec une constante fraîcheur.

Jean-Guillaume Lebrun

Unsuk Chin : Alice in Wonderland – Genève, Grand Théâtre, vendredi 11 juin, prochaines représentations les 22 et 24 juin 2010

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Photo : DR
 

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