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Compte-rendu : Le Lac des Cygnes à l’Opéra Bastille - La danse à l’infini

Chef d’œuvre du tandem Tchaïkovski-Petipa, encore que le compositeur ne vît jamais la chorégraphie du maître français, puisque le premier ballet fut d’abord chorégraphié par un tâcheron de Saint-Pétersbourg en 1877, et fit un flop, le Lac des Cygnes n’en finit pas d’émerveiller dans ses multiples avatars. Son thème, par sa fascinante morbidité, n’a cessé de tourmenter tous ceux qui sont sensibles au mythe de la femme cygne, de Freud à Bachelard, de Lifar et Bourmeister, qui en fit une version de référence dans les années 60, à Neumeier et Noureev, lequel signa ici, en 1984, sa plus intéressante relecture d’un répertoire fondateur de son art et de sa personnalité.

L’a-t-on vu cent fois, et avec des vedettes plus inspirées que celles d’aujourd’hui, avec des orchestres plus en forme que Colonne, on ressent toujours le frisson sacré lorsque retentissent les harmonies glissantes et sombres de Tchaïkovski, qu’apparaissent les premiers cygnes ondulant comme dans un rêve immuable sur fond d’horizon glacé, et que l’on rentre peu à peu dans cette quête d’un amour idéal parce qu’immatériel, transformé par Noureev en un rêve obsessionnel et destructeur.

La force poétique du ballet est ici considérablement exaltée par les fabuleux costumes de Franca Squarciapino, fluides et fins tels ceux des dames médiévales revues par l’Art nouveau, avec des couleurs diaprées qui ajoutent à l’étrangeté du propos, et surtout par les décors oppressants dans leur froideur verticale et monumentale, pans inexorables de murs de palais scandant un monde fermé, face à l’horizon tristement ouvert d’un lac de mirages. L’union subtile de cette vision quasi parnassienne et de cette troublante histoire n’en finit pas de nous étreindre.

Les danseurs de l’Opéra de Paris sont ici dans leur culture, celle de la perfection académique qui nourrit leur propre rêve. Eux aussi aspirent à l’immatérialité, et ils y parviennent parfois, tant la beauté linéaire des ensembles de cygnes est ici atteinte même si la souplesse des bras n’est pas l’atout maître de la troupe française. Et on attend toujours avec la même impatience un peu angoissée les nouveaux protagonistes chargés de nous rendre sensible ce conte de mort. Dommage pour Agnès Le Testu et José Martinez, couple fétiche de la dernière décennie qui devait assurer la première. Tous deux, blessés, ont été remplacés par Emilie Cozette, grande fille à la technique plus que sûre et à l’élégance évidente, avec de belles surprises dans ses ports de bras, face à la présence juvénile, presque innocente de Karl Paquette, qui mûrira le rôle avantageusement. Et l’on a noté combien l’art du masque cruel convenait à la beauté froide de Stéphane Bullion, magnifique enchanteur et fabuleux sauteur, dans une unique variation qui a paru un véritable envol.

Nombreuses seront les distributions qui vont ensuite se succéder, par le fait de la grille et aussi des aléas des corps blessés. Mais le moment vedette sera bien évidemment la venue de Uliana Lopatkina, étoile du Mariinsky, et emblématique de ce que tout le style russe peut nous offrir de sinueux au niveau des bras, et de moelleux dans l’équilibre. Le public retiendra son souffle pour la voir, tout comme son prince en ses vastes portiques, qu’on dirait sorti du poème de Baudelaire, avec ce «douloureux secret qui me faisait languir ». On a toujours envie de se noyer dans ce Lac.

Jacqueline Thuilleux

Tchaïkovski : Le Lac des Cygnes - Opéra Bastille, 9 novembre 2010, représentations jusqu’au 5 janvier 2011 (avec Uliana Lopatkina les 18 et 21 décembre)

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