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Compte-rendu : Eugène Onéguine à la Bastille - Ludovic Tézier ou l’immense plaisir de chanter


Nous avions laissé Eugène Onéguine ivre de rage après le ratage de son suicide sous les yeux de Tatiana et de Grémine, s'écroulant lamentablement, son arme à la main, sur la moquette d'un hôtel de luxe, image terrible et quasi cinématographique imaginée par Dmitri Tcherniakov, jeune prodige de la scène russe, découvert par Gerard Mortier, dont l'inventivité nous avait ébloui à la rentrée 2008 au Palais Garnier. Invitée à Madrid, cette production n'a pas pu être remontée par Nicolas Joel, qui a préféré reprendre celle de Willy Decker, sobre mais toujours élégante, quinze ans après sa première présentation à la Bastille.

Le jeune Vasily Petrenko a la lourde tâche de succéder à l'impressionnant Alexander Vederniakov dont la direction envoûtante ne peut être comparée à cette lecture lisse et sans arête, privée de passion et de vertige. Dans le rôle de Madame Larina, Nadine Denize fait encore bonne figure, digne et droite, Nona Javakhidze caractérise joliment la tendre et compréhensive Filipievna, la jeune Alisa Kolosova, pépite façonnée par l'Atelier lyrique, maîtrise parfaitement les élans de la fougueuse Olga, tandis que Joseph Kaiser trouve dans le personnage de Lenski, matière à laisser sa limpide voix de ténor s'exprimer avec naturel et éloquence, son jeu tout en finesse révélant une présence émouvante. Au registre des utilités, citons le Grémine sans histoire de Gleb Nikolski et le jovial Triquet de Jean-Paul Fouchécourt.

Olga Guryakova n'en est pas à sa première Tatiana (elle était déjà à cette place en 2003), mais son timbre sensiblement plus lourd, une expression uniformément empreinte de gravité qui plombe sa "lettre", ne restituent que partiellement le portrait de cet être éperdu, que l'on aime plus spontané et surtout moins raide.

Baryton sans limites, aussi idiomatique chez Verdi (Don Carlo) que chez Wagner (Tannhäuser) ou Massenet (Werther), Ludovic Tézier se hisse aisément parmi les plus grands Onéguine de sa génération (Dmitri Hvorotovsky, Thomas Hampson, Peter Mattei), par sa luxueuse musicalité, la justesse de son interprétation admirablement pesée, portée par un chant dont le legato princier et la ligne belcantiste dépassent de loin certains artistes de langue russe, bien moins scrupuleux.
Pour lui, dont l’immense plaisir de chanter éclate à tout moment et pour le fringuant Joseph Kaiser, le spectacle vaut le détour.

François Lesueur

Tchaïkovski : Eugène Onéguine – Paris, Opéra Bastille, le 17, puis les 23, 24, 26(mat.), 29 septembre et les 5, 8 et 11 octobre 2010.

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