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Choré de Jean-Christophe Maillot par les Ballets de Monte Carlo - L’angoisse entre dans la danse - Compte-rendu

Sombrement magnifique, ce Choré, nouvel opus de Jean-Christophe Maillot, brillant chorégraphe et directeur des Ballets de Monte Carlo depuis 20 ans. Une œuvre dans laquelle, abandonnant le narratif qu’il sait si bien pratiquer, il plonge dans les profondeurs d’une importante forme d’expression dansée du XXe siècle, la comédie musicale, mais en enchaînant comme une marée noire, les tableaux évocateurs de moments tragiques avec lesquels elle a cohabité. Chez Maillot, chorégraphe beaucoup moins inoffensif que sa forme élégante ne pourrait le laisser croire, la dualité est obsessionnelle. Il faut avoir fréquenté son œuvre pour en percevoir les facettes souvent inquiétantes.

Mais son discours est à ce jour accompli : contrairement à nombre de chorégraphes fulgurants qui ont très vite livré leurs chefs d’œuvre puis stagné, comme Pina Bausch ou William Forsythe, il continue sa progression, dont on ne sait bien évidemment vers où elle tend. En n’ayant plus rien à se prouver à lui-même et à nous prouver, car son écriture, étrange et déroutante, et ici particulièrement, s’assume avec une parfaite lisibilité. Mieux, on a l’impression qu’au lieu de devenir sa propre caricature, elle s’affirme, s’élague et se dégage des nécessités de plaire ou de provoquer. Maillot ne remet pas en question l’enchaînement néo-académique, et chez lui le graphisme des gestes ne cherche pas à réinventer l’art du mouvement et sa finalité. Mais il arrive par la force de sa pensée et par l’intuition qu’il communique à ses partenaires, à opérer une fusion entre les divers éléments d’un spectacle, sans que le regard se fasse analytique. Assurément un maître de la scène.

Avec Choré, le panneau n’a pas été tourné sur la route dans le sens que l’on pouvait imaginer: on croyait que ce tour d’horizon de la comédie musicale allait nous offrir quelque spirituelle resucée de Show boat , ou d’un On the town modernisé, avec pompons et tricots rayés ! C’est au contraire une descente dans les affres d’un 20e siècle dont Maillot a gardé le pire. La comédie musicale était à peu près morte au moment du 11 septembre 2001, mais il y aurait sûrement fait allusion dans cette aventure où passent en toile de fond les grands drames mondiaux depuis 14-18, du Krach de 1929 au nazisme et à Hiroshima, alors que la forme musical allait en être une sorte de contrepied et de miroir à la fois. C’est cette terrible succession qu’il retrace de façon détournée, car toute son ballet est truffé de références aux grandes signatures chorégraphiques dont la danse a reflété l’époque : un soupçon de Loie Fuller, un écho de Busby Berkeley, un poil de Béjart, un hommage à Lucinda Childs, une bouffée de l’intelligence aigue de Neumeier dans le non dit, un retour aux bases novatrices de Cunningham, l’aléatoire glissé dans les apparences de l’académisme. Et surtout, emblématique sous couvert de jubilatoire tap dance, le duel entre le délicat et aérien Fred Astaire, héritier d’un art de vivre enfui, et la montée faunesque, charnelle, matérielle de Gene Kelly : pied en l’air contre pied dans la terre, toute la problématique de la danse du XXe siècle. Ici les références ne sont jamais des collages, il s’agit d’un héritage clairement assuré et que Maillot ne se prive pas d’affirmer, car aujourd’hui, il a vraiment trouvé sa voie.

Faussement léger, le ballet diffuse surtout la lourdeur d’âme, le vide d’un monde qui s’auto asphyxie par sa folie meurtrière. « Jamais dit-il, je n’ai ainsi évoqué le langage de la danse. Je parle d’elle. Et on se trompe à mon sens sur la vraie portée de la comédie musicale. Souvent quand vous observez les vieux films des années 30, vous voyez des girls alignées comme des militaires. L’ambiance, les sujets sont beaucoup plus durs que ce qu’on en perçoit d’un œil juste charmé, et les intrigues vont beaucoup plus loin que des amourettes ». Sans parler des concours de danse au moment de la grande dépression, dont les primés gagnaient un repas ! Tout au long, des musiques admirablement choisies, porteuses pour la plupart d’une pulsion obsédante, creusante, et que trois des auteurs ont composées spécialement pour le ballet : à côté donc de John Cage (In a landscape) et de Dany Elfman, pour son exceptionnelle Serenada Schizofrenia de 2004, des pièces bouleversantes de Yan Maresz, de Daniel Ciampolini et de Bertrand Maillot, frère de Jean-Christophe, qui prennent aux entrailles, même le tableau final, avec sa fausse gaieté jazzy. Toutes épousant les scénographies surprenantes de Dominique Drillot, et les prodigieux costumes de Philippe Guillotel, loufoques et cruels. Seul point faible, bien que l’œuvre soit le fruit de la collaboration de Maillot et de Jean Rouaud, talentueux écrivain : les textes de ce dernier sont égrenés avec une sophistication un peu morne qui tranche sur la force expressive des images.

Tableaux inouïs composés par une compagnie totalement habitée, comme la promenade suspendue, aérienne, d’ombres figées dans le néant, le numéro de la starlette hollywoodienne qui s’est trompée de plateau, l’ahurissante robe de jambes (oui). Il faut bien avoir l’abattage prodigieux de Bernice Coppieters pour lancer cette effarante session. Ou la première séquence, ramenant avec nostalgie à un monde voilé, bientôt brisé, avec de jolies dames en robes du soir, glissant sur la piste en un doux tournoiement de souvenirs. Ballet de fantômes, ou de morts-vivants qui finit sur une explosion de joie purement dynamique, en une vigoureuse et réglementaire chorus line. Mais on a été trop étreint par cette succession de visions funestes et oppressantes pour pouvoir tracer un trait ainsi, et s’envoler vers des lendemains qui chantent. En tout cas, ces lendemains dansent, mais comment, et pourquoi ? Maillot n’a pas trouvé la réponse pour lui-même, et il le dit mieux que jamais. La force de son doute rassure.

Jacqueline Thuilleux

Monte Carlo, Grimaldi Forum, du 25 au 28 avril 2013. www.grimaldiforum.com

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Photo : Hans Gerritsen
 

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