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Cherkaoui, Goecke, Lidberg à l’Opéra de Paris – Mornes horizons – Compte-rendu

Très beau concert dans la fosse de l’Opéra pour ce spectacle consacré à trois chorégraphes contemporains : il est vrai qu’outre la direction de Vello Pähn, le meilleur chef de ballet qui se puisse entendre à l’Opéra, quand la musique en vaut la peine –  c'est-à-dire qu’elle n’est signée ni Drigo ni Minkus – le programme comportait plusieurs merveilles, du Prélude à l’après-midi d’un faune aux Noces stravinskiennes, outre des extraits des Nocturnes de Debussy, du Requiem de Takemitsu, des Valses nobles et sentimentales de Ravel et de la voix de Sarah Vaughan, accolés pour la création de Marco Goecke, dénommée Dogs Sleeps. L’Orchestre de l’Opéra (avec à ses côtés l’Ensemble vocal Aedes pour Les Noces), galvanisé par la baguette rayonnante du chef estonien, a rendu justice à ces chefs-d’œuvre.
Pour le reste, ce spectacle, dansé avec véhémence par une poignée de danseurs incontestablement concernés, a peu de chances de rester dans les mémoires, sinon par un point majeur qui relie les trois chorégraphes, emblématiques d’une névrose contemporaine qui fait que la danse est devenue un art plutôt sinistre, porteur de complexes revendications identitaires dépassant de loin l’idée salvatrice et parfois esthétique qu’on se faisait du mouvement.
 
Faun (Marc Moreau ; chor. S. L. Cherkaoui)  © Ann Ray - OnP
 
A dire vrai, Faun, du très médiatisé Sidi Larbi Cherkaoui, a des séductions : il est vrai que les courbes de la musique de Debussy en évoquent immédiatement d’autres. Attraction sexuelle, donc, voire bestiale, attouchements, enveloppements, frôlements, ce sont deux jeunes animaux qui s’ébattent ici et s’affrontent ou se mêlent, avec une sensualité que le couple concerné, l’étrange et puissante Juliette Hilaire, parfaitement faunesque et son beau partenaire, le moins redoutable Marc Moreau, dégage avec une incontestable présence. Mais le propos reste flou, la ligne flottante et on ne peut que regretter le froid décor lumineux de forêt nordique conçu par Bertrand Couderc pour envelopper ces débats dénudés. Sans le vouloir grec à tout prix, difficile d’imaginer un Faune tel que Debussy et Mallarmé l’ont rêvé sans quelque vague bouffée de Méditerranée, sans aller jusqu’au pin parasol.
 
On a beaucoup dit combien était profond le talent de Marco Goecke, étoile montante de la scène allemande, surtout depuis un Nijinski qui lui valut le prestigieux Prix Danza en 2017. Force est ici de constater qu’il fait de plus en plus la même chose : aucun axe détectable dans cette succession de mouvements syncopés, de bras cassés, de contorsions vaguement expressionnistes noyées dans le brouillard. Ce Dogs Sleep (photo), qui permettait d’admirer presque en ombres chinoises tant il était sombre, les carrures athlétiques de Stéphane Bullion et de Mathieu Ganio, outre quelques figures féminines peu reconnaissables, ne conduisait à rien, sinon à apprécier la façon dont les danseurs académiques ont oublié à l’envi une technique classique qui ne doit plus guère leur parler, et s’expriment avec bonheur dans ce non-langage.
 
(chor. P. Lidberg)
 
Restait Les Noces, morceau de bravoure dont Béjart respecta autrefois scrupuleusement la structure interne, faite de liberté et de respect des rites. Une sorte de mosaïque fracturée dont il avait si bien agencé les morceaux. Là, pour cette création, le Suédois Pontus Lidberg, que l’on découvre à Paris, agite pêle-mêle des couples plus ou moins bien appariés, qui semblent protester contre le partenaire qu’on leur a adjugé. Les mouvements sont assez néoclassiques, avec force tournoiements de belle allure, mais la force tellurique de la musique de Stravinsky n’y est que peu exploitée. C’est juste un chassé croisé, fort bien conduit d’ailleurs, une sorte de bal de corps en quête d’autres corps. Là aussi, la clarté ne baigne pas les interrogations des artistes. Trop d’ellipse tue le sens voire l’essence. On y remarque cependant la forte présence d’un quadrille repéré depuis l’Ecole de Danse, Takeru Coste, à l’indéniable aura. On le suit avec intérêt dans cet imbroglio.
 
Heureusement, il reste sur l’hexagone quelques Français qui savent parfois donner à la danse une portée jubilatoire sans pour autant la rendre benête : un Malandain à Biarritz, un Maillot à Monaco, un Preljocaj à Aix-en-Provence ont gardé cette clef.
 
Jacqueline Thuilleux

Cherkaoui / Goecke / Lidberg – Paris, Palais Garnier, 5 février ; prochaines représentations les 7, 8, 10, 11, 13, 15, 16, 18, 19, 21, 22, 25, 26, 27, 28, 1er & 2 mars 2019 // www.operadeparis.fr/saison-18-19/ballet/goecke-lidberg-cherkaoui#calendar

 
Photo © Ann Ray - OnP
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