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Charles Dutoit dirige le concert de clôture du Festival de Verbier 2015 – Alla ungarese

2ème  Concerto de Liszt et Château de Barbe-Bleue de Bartók : fabuleux programme que celui proposé par Martin Engström pour finir en beauté cette session. Faire pénétrer dans ces deux facettes d’un monde contrasté dont des génies nous aident à pousser les portes était un formidable voyage au cœur de sensibilités tourmentées, à un demi-siècle d’intervalle.
 

Khatia Buniatishvili © Aline Paley

Deux contes, donc, le premier, lisztien, sur le mode rhapsodique, aux bondissements imprévus, aux sauts violents, aux attendrissements délicats. Tout l’univers d’une âme follement romantique, exaltée par un attachement viscéral aux couleurs rythmiques et aux fantasmagories de son pays : un univers qui va superbement aux doigts magiques de Khatia Bhuniatishvili, dont on sait qu’elle est une grande lisztienne, par la liberté totale que lui permettent sa technique et son tempérament de feu. Son extrême délicatesse n’y est pas exagérée, ses traits fulgurants sont exactement ceux qui conviennent à cette palette fiévreuse. Elle vole, elle bondit, plus vite même que l’orchestre que Charles Dutoit a pourtant mené à rude allure, hypertrophiant sa présence à l’excès, sachant combien l’acoustique des Combins est peu favorable au clavier. Bhuniatishvili avait heureusement les moyens de faire face, et seule, s’est réfugiée ensuite dans une délicate Mazurka de Chopin, comme elle sait les ourler.
 
Autre conte, autre univers que celui emprunté par Bartók à Balász pour Le Château de Barbe-Bleue et dont toute jeunesse est absente. Ici, Pelléas a étendu son ombre mouvante sur les accents tranchés de l’opéra romantique, l’Art Nouveau enserre les sensibilités de ses voiles, le Symbolisme jette ses derniers feux, la guerre approche. Le monde s’assombrit et l’œuvre porte le poids de ces évolutions qui deviendront révolution. Sanglant et brumeux, le Château est une inexorable descente vers la mort, vers le silence, dont la musique de Bartók, diaprée, torturante dans son apparente simplicité, scande les coups avec de brefs éclats, tranchants comme des glaives. Il est rare qu’on ne sorte pas profondément ému de cet abîme aux glauques séductions, même quand les interprètes ne sont pas la hauteur.
 
Et l’on doit avouer que si la direction de Dutoit s’est une nouvelle fois montrée un peu rude, sans cette voluptueuse morbidité qui donne son climat mortifère à l’œuvre, on a dû aussi subir une déception inattendue, le magnifique Matthias Goerne étant ici à la peine, alors que quelques jours avant il donnait un splendide récital de lieder avec Menahem Pressler. Comme détimbrée, étouffée, cette voix si précieuse par sa diction et son expressivité ne parvenait pas à exprimer le désespoir grondant de Barbe-Bleue, face à l’éclatante aisance de la hongroise Ildikó Komlósi, puissante et dorée. On pardonne tout à Matthias Goerne, qui émerveille la scène mondiale de sa subtilité, et on lui souhaite de retrouver tous ses moyens le plus vite possible. Une présence rafraîchissante à noter en sus : celle de Marthe Keller, joli barde non barbu, disant le prologue comme un elfe mendelssohnien.
 
Les jeunes musiciens de l’Orchestre du Festival de Verbier, se séparant dans les traditionnelles embrassades, auront vécu avec cette œuvre hors normes un moment rare, tout comme le public, qui pourtant avait légèrement boudé ce programme, à la grande surprise de Martin Engström. Le mélomane est volage…
 
Jacqueline Thuilleux
 
Verbier, Salle des Combins, le 2 août 2015.
 
Pour retrouver l'atmosphère du festival, les temps forts de l'édition 2014, présentés par Erato et le Festival de Verbier : au menu, Kissin, Argerich, Trifonov, Maisky, Castronovo et bien d'autres (« Verbier Festival, Best of 2014 » - 2 CD Erato)
 
Photo © Aline Paley

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