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Cathy Krier – Modernité et goût de l’aventure

Belle parution de l’automne dernier, un programme Debussy (Images I & II, Masques) et Szymanowski (Masques) est venu enrichir la discographie de Cathy Krier d’une référence (1) pas moins séduisante que les quatre qui ont précédé. Depuis une bonne décennie, l’artiste luxembourgeoise a su trouver sa place dans un paysage pianistique européen pourtant très riche, grâce à l’originalité de ses programmes certes, mais surtout par la prenante intensité d’un jeu aussi maîtrisé qu’étranger à l’effet et aux séductions faciles.

Née dans une famille de professeurs de musique – un père violoniste, une mère pianiste –, C. Krier est immédiatement plongée dans un univers propice à l’éclosion de sa vocation et à l’affirmation de ses goûts – le répertoire du XXe siècle est très présent à la maison. Des choix essentiels tiennent parfois à peu de choses ... « Je voulais m’asseoir se souvient-t-elle » : c’est donc sur le piano qu’elle jette son dévolu. Elle n’a pas encore quatre ans lorsqu’elle assiste à un récital de Brigitte Engerer : les Tableaux d’une exposition et la Wanderer Fantaisie sont au programme et c’est d’abord l’ouvrage de Schubert qui saisit et émerveille la gamine. Choc décisif.

© Delphine Jouandeau

A 5 ans C. Krier entre au Conservatoire de Musique de Luxembourg pour y poser les bases d’un art qu’elle perfectionne en Allemagne, à partir de 1999, à la Hochschule für Musik und Tanz de Cologne. Le choix de cette institution n’a rien de fortuit puisque la pianiste y retrouve Pavel Gililov, professeur d’origine ukrainienne qu’elle a découvert lors d’une masterclass quelques mois auparavant. Ce pédagogue « au caractère bien trempé » sera « une figure presque paternelle » pour elle. «Il a tout de suite compris que je préférais Bartók à Chopin ou Schumann, se souvient C. Krier, et manifesté une réelle compréhension de ma personnalité. » Avec Gililov « tout passe par le son. Tu dois ressentir chaque note, répète-t-il souvent.» « Les remarques qu’il a pu me faire n’étaient pas toujours très compréhensibles pour la jeune étudiante que j’étais alors, mais elles ont pris tout leur sens par la suite. »

Reste que le Gililov n’est pas le professeur le mieux armé pour la musique contemporaine. Il est le premier à le reconnaître et à inciter son élève à chercher une autre guide en ce domaine. La pianiste se dirige vers Andrea Luchesini à la Scuola di Musica di Fiesole. Longtemps proche de Berio, l’artiste italien est le choix idoine. C. Krier découvre « une enseignement plus cérébral » que celui qu’elle a connu auparavant, « mais qui accorde une place très importante au son aussi » et lui permet surtout d’aborder de nouveaux horizons musicaux.

Le XXe siècle et la création constituent certes de domaines d’investigation privilégiés pour l’artiste luxembourgeoise, mais elle ne s’y cantonne pas. Pas plus qu’au piano moderne : la période passée à Cologne lui aura en effet permis de travailler avec Gerald Hambitzer, le claveciniste de Concerto Köln. Sous sa conduite, elle se familiarise avec les claviers anciens et « tombe amoureuse de tout un univers d’ornementation » qu’elle connaissait mal jusqu’alors. L’expérience s’avère d’autant plus profitable que l’enseignement d’Hambitzer met d’abord et avant tout l’accent sur la pratique.
A côté de l’Allemagne et de l’Italie, la France a aussi compté dans l’itinéraire de C. Krier, grâce à la rencontre avec Dominique Merlet. « Il m’a donné beaucoup d’outils pour apprendre à structurer un apprentissage, à lire une partition avant de se mettre au piano ». Irremplaçable leçon de rigueur d’un maître que l’artiste tient en haute estime et continue de consulter de temps à autre.

© Delphine Jouandeau

Présente sur les scènes depuis le mitan de la décennie 2000 (elle a participé à l’inauguration de la Philharmonie du Luxembourg en 2005), C. Krier est d’abord associée à la musique du XXe siècle – univers on ne peut plus naturel pour elle car, on l’a vu, elle y a baigné dès sa prime jeunesse. Sa discographie l’illustre et ce dès un premier récital (2008) dans lequel Scarlatti, Haydn et Chopin avaient pour compagnons Dutilleux et Müllenbach. Après un très beau disque monographique dédié à Janáček, la pianiste s’est engagée avec un magistral Rameau/Ligeti dans ces mises en parallèle qui sont désormais sa signature. On n’avait pas été moins séduit par le programme Berg, Schönberg, Zimmermann, Liszt sorti au moment où l’artiste était sélectionnée par ECHO Rising Stars pour une grande tournée européenne qui aura énormément contribué à la faire connaître (et au cours de laquelle, en janvier 2016 au Luxembourg, elle crée la redoutable Toccata capricciosa écrite à son intention par Wolfgang Rihm).
Deux ans se sont écoulés entre ce disque et le Debussy-Szymanowski sorti il y a peu. « Enregistrer des disques pour enregistrer des disques n’a aucun intérêt » : fidèle à ses convictions, C. Krier a une fois de plus pris le temps de mûrir un projet longuement rôdé en concert, un dialogue entre deux figures majeures du début du XXe siècle dont la modernité s’impose sous des doigts inspirés qui, plus que jamais, se souviennent de la leçon de P. Gililov : « Tout passe par le son ».

Mais, avec les premiers jours de 2018, le moment est venu pour C. Krier d’oser une nouvelle aventure et d’enfiler la robe de Gypsy Rose Lee pour se faire à la fois pianiste et comédienne dans « Funeral Blues » que le Grand Théâtre de Luxembourg présente en création les 18, 21 et 24 janvier prochains. Imaginé par le metteur en scène Olivier Fredj à partir de textes de W. H. Auden et des Cabaret Songs de Britten, ce spectacle (en anglais) s’inspire de la relation et de la collaboration du poète et du compositeur britanniques durant les années 1930. Le baryton Laurent Naouri y tient le rôle de Britten, le comédien Richard Clothier celui d’Auden. L’ambition de « Funeral Blues » ? « Faire découvrir l’œuvre d’Auden, du plus universel au plus intime, faire entendre le Britten espiègle, précise la note d’intention. Pour accéder à cet univers, un personnage, une pianiste inspirée de Gypsy Rose Lee, une danseuse du burlesque qui a vécu a New York à la même adresse que W.H. Auden et Benjamin Britten. Dans sa loge, elle se prépare. Amusante, légère, extravagante, elle s’agite, rit, écrit, joue du piano, danse et rêve, vivant passionnément un amour qui n’a jamais existé. »
Monté en coproduction avec le théâtre de Caen et le théâtre des Bouffes du Nord, « Funeral Blues" sera repris au printemps 2019 sur ces deux scènes.

Alain Cochard

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(Entretien avec Cathy Krier réalisé le 6 décembre 2017)
(1) 1CD Avi-music 8553379

« Funeral Blues »
18, 21 et 24 janvier 2018
Luxembourg – Grand Théâtre
Reprises du 22 au 27 avril 2019 à Paris (Bouffes du Nord) et du 13 au 15 mai 2019 à Caen (Théâtre)
bit.ly/2AJubSh
Site de Cathy Krier : cathykrier.com/

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