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Bertrand Chamayou et Jean-Baptiste Fonlupt au 9ème Festival L’Esprit du Piano (Bordeaux) – Stimulants regards – Compte-rendu

Depuis 2010, chaque automne, le festival L’Esprit du Piano donne rendez-vous aux passionnés de clavier avec de superbes affiches où Paul-Arnaud Péjouan, directeur artistique, mêle les grands aînés à la nouvelle génération. Au sein de celle-ci, Bertrand Chamayou occupe, depuis un bon moment déjà, l’une des toute premières places. Après une rentrée marquée par la parution d’un magnifique album Saint-Saëns – enregistré avec l’Orchestre national de France et Emmanuel Krivine (Concertos nos 2 et 5) et complété par un bouquet de pièces pour piano solo – le pianiste était l’hôte de l’Auditorium de Bordeaux dans un programme franco-allemand.

Bertrand Chamayou © Marco Borggreve

Liszt demeure le compositeur que l’on associe le plus immédiatement à Chamayou s’agissant de la musique romantique, mais c’est Schumann qu’il a en l’occurrence choisi. D’une sonorité pleine et richement timbrée, le Blumentück op. 19 ouvre le récital avec un lyrisme et une fluidité remarquables, naturel et ne cédant à aucun alanguissement déplacé. Parfaite entrée en matière avant l’irruption du Carnaval op. 9, lancé avec jeunesse et ardeur. Un beau voyage commence, au cours duquel l’interprète se garde d’aligner les miniatures de façon simpliste. Comme d’autres le font dans les Préludes de Chopin, il organise une vraie dramaturgie au sein de la partition, jouant sur les enchaînements et les silences. Et quel sens des caractères, quel art de sonder les profondeurs de l’ouvrage montre-t-il, dévoilant bien des arrière-plans.
Un non moins stimulant regard se manifeste après la pause dans les Miroirs de Ravel, compositeur très présent dans les programme du pianiste depuis deux trois ans. Exit tous les clichés entourant ce que l’on qualifie – si paresseusement – d’« impressionnisme » musical ! Chamayou tire parti des qualités d’un magnifique CFX Yamaha et ose une interprétation aux couleurs pleines et franches. D’emblée, l’étonnante mobilité des Noctuelles annonce une conception singulière, d’une poésie très dense. La vigueur des coloris, la puissance évocatrice de la Barque émerveillent et l’on n’est pas moins saisi par la sonorité ample quoique jamais lourde des Cloches de Genève.
A Saint-Saëns, que Ravel admirait grandement on le sait, revient le mot de la fin sous les doigts d’un musicien inspiré qui restitue avec sensibilité les étonnantes Cloches de Las Palmas (la n° 4 des Etudes op. 111). Et que de chic met-il dans les Mazurkas op. 24 n° 2 et op. 66 n°3, avant une Etude en forme de valse où sa virtuosité racée fait des étincelles. Noblesse du phrasé, fermeté de la ligne : en bis, la Pavane pour une infante défunte conclut un grande soirée de piano.

Jean-Baptiste Fonlupt © Béatrice Cruveiller
 
Chaque édition de L’Esprit du Piano comprend une soirée avec l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine. Thierry Fouquet avait vu juste : on ne dira jamais assez combien Paul Daniel, directeur musical, a fait progresser sa phalange depuis son arrivée en 2013. Le programme entièrement russe qu’il dirige a pour soliste Jean-Baptiste Fonlupt, personnalité aussi discrète qu’admirable que l’on a été heureux d’entendre dans le Concerto n° 1 de Tchaïkovski. Rien de tel qu’une partition aussi rebattue pour prendre la mesure de l’imagination d’un interprète. Point de char d’assaut virtuose et tape-à-l’œil ici : cet Opus 23 ne manque certes pas d’électricité (quelles octaves !), mais le soliste préfère creuser le discours et développer une approche profondément narrative, avec la complicité d’un chef d’une vigilance et d’une souplesse exemplaires. Ce Tchaïkovski raconte, étonne et mêle poésie, feu et de rêve. Un rêve à nouveau au rendez-vous, au moment du bis, avec le Prélude en sol majeur op. 32 n° 5 de Rachmaninov. On sait gré à L’Esprit du Piano de programmer un pianiste de la trempe de Fonlupt (1), étranger à l’agitation médiatique mais résolument inscrit parmi les pianistes français les plus accomplis de sa génération.

Paul Daniel © F. Desmesure

Chostakovitch aura lui aussi été gâté sous la baguette de Paul Daniel avec, en prélude au Tchaïkovski, le Scherzo op. 1, nourri de l’influence de Rimski-Korsakov. Le chef britannique sait faire virevolter les couleurs d'une  délicieuse pièce de prime jeunesse qui montre la relation d’emblée absolument naturelle du Russe avec l’univers symphonique.
Changement d’atmosphère avec la 8ème Symphonie en ut mineur et marquante expérience émotionnelle que d’y suivre Paul Daniel. On mesure la cohésion de la formation sur laquelle il peut d’appuyer, autant que les qualités individuelles de ses membres (ne citons qu’Isabelle Desbat pour son sublime solo de cor anglais). Partition puissante, noire, marquée du sceau de la guerre, l’Opus 65 chemine vers son ut majeur conclusif, mais un ut majeur résolument sans soleil, d’un pessimisme radical. Paul Daniel et ses troupes nous le donnent à ressentir dans une interprétation bouleversante que l’on n’est pas près d’oublier. L’intelligence du commentaire du chef, en préambule à un ouvrage long d’une heure, aura d’ailleurs beaucoup aidé à sa réception par le public d’un Auditorium archi-comble.

Le 9ème Festival « L’Esprit du Piano » se poursuit jusqu'au 26 novembre. Il est encore temps d’y retrouver Jean-Philippe Collard (26/11, Théâtre Femina) pour un récital Tchaïkovski, Moussorgski, Rachmaninov qui fait écho à la sortie d’un très bel album russe chez La Dolce Volta (2) Quant aux amateurs de jazz, ils ne manqueront pas la venue de Chick Corea (25/11, Auditorium).

Alain Cochard

(1) De le programmer, et de l’enregistrer : signalons la sortie il y a peu d’un récital Chopin/Schumann/Liszt sur le label de L’Esprit du Piano (EDP 04)
(2) Rachmaninov : Moments musicaux op. 16 / Moussorgski : Tableaux d’une exposition – La Dolce Volta LDV45

Bordeaux, Auditorium, 14 et 15 novembre 2018 / espritdupiano.fr/

© Béatrice Cruveiller

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