Journal

Beatrix Cenci d’Alberto Ginastera au Festival Arsmondo de l’Opéra national du Rhin – Révélation d’une grande partition – Compte-rendu

Les applaudissements sont parlants : presque timides au moment où s’achève un spectacle sans entracte long d’une heure et demie, ils gagnent peu a peu en intensité pour se muer en une longue et enthousiaste ovation. Il faut un peu de temps en effet pour se remettre du choc éprouvé face à Beatrix Cenci d’Alberto Ginastera (1916-1983).

Une fois de plus, ce n’est pas à l’Opéra national de Paris –  dont la curiosité et l’inventivité ne sont hélas pas proportionnelles à l’importance des moyens fournis par le contribuable (subvention annuelle d’environ 95M€ ; soit grosso modo la bagatelle de 260 000 € par jour), les mécènes et les acheteurs de billets ... – mais à une institution régionale, l’Opéra national du Rhin (21 M. € de budget annuel) en l’occurrence, que l’on doit la nouvelle production dont il est ici question. Elle s’inscrit dans le cadre du Festival Arsmondo, l’une des innovations les plus importantes d’Eva Kleinitz dans la programmation de la maison qu'elle dirige depuis la rentrée 2017. Après le Japon (et la création française du Pavillon d’or de Toshirō Mayuzumi) en 2018, l’Argentine est cette fois à l’honneur, avec un compositeur dont la production ne se limite pas aux quatre Danzas argentinas pour piano, ni à un non moins fameux Concerto pour harpe.

© Klara Beck - OnR
 
Quarante-huit ans après la création, le 10 septembre 1971 à Washington, dix-neuf ans après la première européenne à Genève, Strasbourg découvre le troisième et dernier opéra de l’artiste argentin, sur un livret de William Shand et Alberto Girri d’après les Chroniques italiennes de Stendhal et The Cenci de Percy Shelley. En deux actes et quatorze scènes, très équilibrées du point de vue dramaturgique, il a conduit  Ginastera à concevoir une partition dense, sans temps mort : avec une efficacité et une fluidité cinématographiques, elle sait montrer la cruauté du Comte Francesco Cenci, personnage de la Renaissance, jouisseur sadique et sans scrupules, qui, après avoir éliminé deux de ses fils, viole sa fille Beatrix. Finalement assassiné par des hommes de main, à l’initiative de Giacomo, autre frère de Beatrix, l’aristocrate aura une vengeance post mortem : Beatrix est condamnée à mort et crie sa peur d’un Enfer où elle aurait à croiser les yeux « fixes et morts » d’un père se débattant dans les flammes ...

Double première à la vérité que cette Beatrix Cenci alsacienne : création en France, mais aussi première production lyrique du metteur en scène argentin Mariano Pensotti (né en 1973), habitué au théâtre jusqu’à présent. Un coup de maître qui prouve que l’Opéra du Rhin – il en est coutumier – a eu raison de faire confiance à un nouveau venu dans le monde de l’opéra. Avec sa compatriote Mariana Tirantte (une habituée du Teatro Colón) pour les décors et les costumes, aussi réussis les uns que les autres (Alejandro Le Roux, aux lumières, crée d'oppressantes atmosphères), Pensotti a conçu un spectacle d’une grande densité, situé non dans la Rome de la fin du XVIe siècle mais dans un cadre moderne (années 70) où Francesco Cenci paraît en homme fortuné, collectionneur d’œuvres d’art.

"El Horror es bello" © Klara Beck - Onr

En « camembert », sur un plateau rotatif, la scénographie épouse à la perfection le mouvement de l’ouvrage. Aucune dispersion : point de ballet par exemple au moment du bal au cours duquel le Comte annonce de façon presque jouissive à ses invités la mort de ses deux fils mais, idée assez géniale, la projection d’un film intitulé « El Horror es bello » (L’Horreur est belle), de caractère surréaliste, mettant en scène les deux fils (que Pensotti imagine en beaux bruns jumeaux, entre scènes de nage subaquatique et partouze) et se terminant devant deux cercueils contenant chacun l’un d'eux. Aucune facilité voyeuriste non plus au moment du viol, rendu plus terrible en ce qu’il n’est en rien surexposé. Aucune complaisance enfin envers l’actuel contexte #Meetoo et les portes ouvertes dans lesquelles des metteurs en scène moins inspirés n’eussent pas manqué de s’engouffrer avec toute l’énergie du conformisme. 

Gezim Mishketa (Francesco Cenci) et Leticia de Altamirano (Beatrix Cenci) © Klara Beck - OnR

En Francesco Cenci, le baryton albanais Gezim Myshketa possède la carrure et le ton du très méchant homme qu’il incarne face à sa fille et proie, une Beatrix (que Pensotti présente avec une attelle à la jambe droite, symbole de son asservissement) dont Leticia de Altamirano(photo) sait traduire la vie souillée, les rêves corrompus – « plus rien ne vit en moi, si ce n’est l’horreur »... Aux côtés de ces deux personnages, l’entourage familial témoigne d’abord de son impuissance : Lucrecia, la mère, défendue par la superbe Ezgi Kutlu, Orsino dont la passion pour Beatrix se montre bien chancelante et lâche, un rôle peu gratifiant que Xavier Moreno tient avec une grande intelligence psychologique.

© Klara Beck - OnR

En Giacomo, Igor Mostovoi possède l’éclat et le mordant requis pour attiser le désir de vengeance, quant à Josy Santos elle apporte un timbre riche et une grande expressivité à Bernardo Cenci. Pensionnaire de l’Opéra Studio de l’OnR à Colmar, Dionysos Idis s’acquitte fort bien des rôles d’Andrea et d’un garde, au même titre que Thomas Coux (Olimpio) et Pierre Siegwalt(Marzio), les hommes de main. On n’oublie pas enfin les Chœurs de l’Opéra du Rhin, admirablement préparés par Alessandro Zupparto, dont les interventions, essentielles à l’action, convainquent pleinement – la dernière, que Pensotti situe dans un atelier de l’industrie agro-alimentaire, avec la malheureuse Beatrix promenée de mains en mains sur un plateau, s’avère particulièrement saisissante.

Marko Letonja © Dan Cripps

Reste un personnage essentiel, central à bien des égards, l’orchestre – le Philharmonique de Strasbourg en pleine forme – auquel Marko Letonja, son directeur musical, imprime une tension extraordinaire. Une musique entre bitonalité, polytonalité et dodécaphonisme, dont le lyrisme intense et noir s’exprime avec toute l’agissante et menaçante puissance requise sous une baguette narrative et pleinement investie.

Le festival Arsmondo s’ouvre en beauté ! Avec des concerts, des expositions (dont « Beatrix Cenci, héroïne tragique » au musée des Beaux-Arts), du théâtre musical, des conférences, de la musique de tango, des ballets, la Misatango de Palmeri (le 30 mars), des spectacles pour le jeune public (dont une journée spéciale le 31 mars à l’Opéra), Strasbourg vit à l’heure argentine jusqu’au 17 mai.  Belle et alléchante invitation au voyage !

Alain Cochard

A. Ginastera : Beatrix Cenci (création française) ; 17 mars ; prochaines représentations les 19, 21, 23 et 25 mars à Strasbourg ; puis le 5 et 7 avril 2019 à Mulhouse (La Filature) // www.operanationaldurhin.eu/fr/spectacles/saison-2018-2019/opera/beatrix-cenci

Présentation vidéo de Beatrix Cenci

Festival Arsmondo Argentine, jusqu’au 17 mai 2019/ programme complet : www.operanationaldurhin.eu/fr/spectacles/saison-2018-2019/arsmondo
 
 Photo © Klara Beck - OnR

Partager par emailImprimer

Derniers articles