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Avenida de los Incas 3518 et Lohengrin à l’Athénée - Le Balcon entre rêve et folie - Compte-rendu

Installé en résidence à l'Athénée depuis deux ans, Le Balcon est à l'origine de quelques-unes des propositions lyriques les plus réjouissantes qu'ait connu Paris ces dernières années. L'ensemble dirigé par Maxime Pascal proposait ainsi ce mois-ci comme un mini-festival avec deux nouvelles productions sur une semaine – et la possibilité de découvrir les deux œuvres en une même soirée.

L'Argentin Fernando Fiszbein (né en 1977) fait partie, d'une riche génération de compositeurs latino-américains installés à Paris (Oscar Strasnoy, Sebastian Rivas, Pedro Garcia-Velasquez, Juan Pablo Carreño...), qui ont trouvé leur voie entre les avant-gardes européennes – beaucoup, dont Fiszbein, sont passés par le cursus de composition de l'Ircam – et l'héritage musical de leurs pays d'origine.

C'est peut-être cela qui frappe dès l'ouverture de Avenida de los Incas 3518, l'opéra de chambre que Le Balcon reprend ici après une première création à Vincennes en 2012 (l'œuvre originelle avait été créée en 2010 au Conservatoire de Paris et avait valu à Fernando Fiszbein son Prix de composition). La musique affiche d'emblée une matière complexe, bruissante, mais immédiatement rachetée par sa force rythmique : une écriture rigoureuse, spéculative mais qui demeure toujours séduisante. Laissant l'orchestre à sa profusion rythmique, Fernando Fiszbein peut confier à ses solistes tout l'espace mélodique avec un goût certain pour la surprise et le pastiche. Les chanteurs, dont certains (la soprano Élise Chauvin, le baryton Florent Baffi, le baryton-basse Sydney Fierro) étaient de l’aventure dès la première heure, s’en donnent à cœur joie dans ce théâtre de l’absurde vocalement exigeant.
 
Opéra cinématographique
 
L'histoire, celle de trois « Pieds nickelés » désœuvrés, qui visitent les appartements de leur immeuble, y perturbant par leurs anecdotiques escamotages le quotidien des habitants, y est traitée comme un puzzle, à force d'anticipations (la scène d'ouverture nous montre en fait la fin du trio) et de retours en arrière. Un procédé emprunté au langage cinématographique, que revendique pleinement le compositeur – sa musique est, comme un film d'enquête (« whodunnit »), parsemée d'indices et de réminiscences – et sur lequel Jacques Osinski bâtit sa mise en scène. La scénographie, qui s'appuie sur les lumières de Catherine Verheyde et les projections vidéo de Yann Chapotel qui tiennent lieu de décor, crée un espace proprement fantastique, quotidien et onirique : à la fois morne monde capté en deux dimensions et domaine du rêve.
 
Le rêve, ou la fuite du réel. Voilà qui forme le lien entre les deux ouvrages de cette soirée. Car avec Lohengrin, « action invisible » de Salvatore Sciarrino (né en 1947), les personnages ne sont plus convoqués que par le verbe. Alors que Avenida de los Incas s’ouvrait sur une anticipation temporelle, tout ici est réminiscence, mais une réminiscence empoisonnée par la folie. Le contraste scénographique est saisissant : tout était couleurs, plus ou moins passées, plus ou moins naïves, parfois incongrues, pour l’opéra de Fiszbein ; pour Lohengrin, c’est le règne du noir et blanc, jusque dans les captations vidéo des déambulations d’Elsa, unique personnage. Pas plus que le cygne Lohengrin ici n’apparaît, seule Elsa l’évoque.
 
Inversion et reflets
 
Elsa, c’est le comédien Johan Leysen. Ce n’est pas la première fois que Le Balcon opère un tel travestissement : on se souvient de l’extraordinaire composition du ténor Damien Bigourdan dans Pierrot lunaire de Schoenberg en 2013. Cette inversion, presque carnavalesque, renforce encore la logique – si l’on peut dire – du livret que Sciarrino a tiré d’une des Moralités légendaires du « fin-de-siècle » Jules Laforgue : un monde sublunaire, où la vérité se trouverait davantage dans les reflets, même brouillés, que dans la présence physique.

Des reflets, des miroitements, du souffle, quelques stridences : c’est tout ce que présente la musique de Sciarrino, comme si de la composition musicale il n’avait gardé que les ombres. L’interprétation du Balcon – impossible ici de séparer la direction de Maxime Pascal du travail de projection sonore de Florent Derex – fait grandir ces ombres, dressant en musique un terrifiant théâtre de la folie.
Le prochain rendez-vous du Balcon à l’Athénée sera, du 12 au 17 juin, la nouvelle production de La Métamorphose de Michaël Levinas. On y retrouvera le vidéaste colombien Nieto, dont la mise en scène de Pierrot lunaire dans le même lieu avait fait très forte impression.
 
Jean-Guillaume Lebrun

Fiszbien : Avenida de los Incas 3518 / Sciarrino : Lohengrin - Paris, Athénée-Théâtre Louis Jouvet, 19 mai 2015
www.athenee-theatre.com

Photo © Pierre Grosbois

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