Journal

37ème Festival d'Ambronay – Bach transcrit & transcripteur, Jonas de Bassani ressuscité – Compte-rendu

Évoquer le Festival d'Ambronay, partie émergée et médiatisée de cette inépuisable ruche musicale de l'Ain, c'est d'abord replacer ses quatre semaines de rencontres dans un contexte beaucoup plus vaste couvrant l'année tout entière. Des trois concerts des origines, en 1980, l'affiche du Festival est passée en 2016 à pas moins de trente-deux concerts (et quatre représentations scolaires), soit plus de 17 000 billets émis et un taux de fréquentation en hausse (90% en moyenne par concert, certains atteignant 95 % – outre huit concerts à guichets fermés). Un formidable succès, doublé d'un renouvellement du public (20% d'auditeurs venus pour la première fois), qui ne doit toutefois pas être l'arbre qui cache la forêt : Ambronay c'est aussi, ou avant tout, un lieu de recherche, de résidence d'artistes et de formation – Académie baroque européenne, fondée en 1993 (1) –, également un centre d'édition, toute cette activité bouillonnante et pluridisciplinaire ayant été couronnée en 2003 par la labellisation du projet comme « Centre culturel de rencontre » (2). L'objectif premier est de « redonner vie et sens à un monument historique ayant perdu sa vocation d'origine », en l'occurrence à la Révolution avec la dissolution de l'abbaye en tant que telle, dont les bâtiments, qui avaient souffert des affectations les plus diverses, ont été magnifiquement restaurés au fil des ans, ainsi récemment l'imposante tour des archives et la spacieuse aile sud. En 2005 a vu par ailleurs le jour la prestigieuse collection discographique d'Ambronay, aujourd'hui riche de 54 références (39% de vente à l'export) où resplendit, entre autres, le nom de Leonardo García Alarcón.
 
Le troisième week-end de cette 37ème édition mit indirectement l'accent sur l'un des manques des lieux : si l'abbatiale abrita probablement un orgue (jusqu'à la Révolution ?), la vaste nef est aujourd'hui dépourvue de ce qui apparaît comme l'archétype de l'instrument ancien (rappelons que pour les organistes, qui n'ont pas attendu les pionniers du renouveau de la musique ancienne et baroque, jouer « sur instruments anciens », ou plus exactement de toutes époques en fonction du répertoire, relève de l'évidence). Si dans le cas du monastère royal de Brou à Bourg-en-Bresse, insigne trésor de la région, on peut se demander, si l'idée surgissait, où l'on pourrait bien ériger un orgue sans nuire à l'exceptionnelle harmonie de l'église, à Ambronay (avis aux mécènes !) le vaste revers de la façade principale, vide, serait tout désigné…
 

Jonathan Dunford et Leonardo García Alarcón @ Bertrand Pichène
 
Mais qu'à cela ne tienne : le concert du vendredi 30 septembre (3) trouva la parade en faisant entendre un « substitut d'orgue » ! Il y a plus de quinze ans, Leonardo García Alarcón eut vent d'arrangements pour deux clavecins des Six Sonates en trio de J.S. Bach, aujourd'hui dévolues à l'orgue dont elles constituent une haute école de virtuosité, elles-mêmes transcriptions d'œuvres antérieures de Bach, sans que l'on en connaisse la destination première. Ces recueils d'arrangements datent des années 1760-1780 et sont conservés à Berlin, Vienne et Salzbourg. Précédé dans la Salle Monteverdi d'une « mise en oreilles », selon la terminologie d'Ambronay, par Gilles Cantagrel (4), parfait connaisseur de l'univers de la famille Bach, lequel mit l'accent sur les fréquentes métamorphoses auxquelles étaient soumises les œuvres dans un but de diffusion, loin de toute idée de plagiat, le programme – créé pour Ambronay – fit dialoguer Leonardo García Alarcón et Jean Rondeau, aux timbres mêlés de leurs clavecins (l'un d'esthétique française, l'autre d'esthétique allemande) s'ajoutant la franche vibration du théorbe de Thomas Dunford.
 
L'intérêt d'un tel projet est d'inciter au renouvellement de l'écoute de ces pures merveilles – en laissant de côté la performance de l'interprète unique (l'un des buts formateurs du cycle) restituant et dominant seul le dialogue des parties, pour revenir à l'esprit chambriste originel de la sonate en trio : un musizieren en forme de chaleureux dialogue, un autre monde. Le clavecin n'ayant pas, dans l'abbatiale, la projection de l'orgue ni sa capacité mélodique résultant du son soutenu (mais la captation, si elle devient CD, offrira un tout autre contraste des voix, plus individualisées), l'ornementation joua un rôle majeur, et plus encore dans les mouvements médians, source de fantaisie aidant à nourrir les voix, quand bien même la répartition sur quatre et même six mains induisait une certaine égalisation du texte – globalement Jean Rondeau reprenant la main droite de la version orgue, Leonardo García Alarcón la main gauche – et les trois musiciens la basse, généreusement répartie et harmoniquement étoffée. Si le théorbe, placé devant les clavecins et dont la fonction rythmique et harmonique basculait sporadiquement vers un rôle soliste, a pu sembler parfois trop présent – en particulier, tenant lieu d'interlude, dans la Fugue en sol mineur K. 401 à deux clavecins de Mozart (influencé à tout jamais par la découverte de la polyphonie de Bach) –, l'équilibre général et le bonheur jubilatoire émanant de ces œuvres inventives suscita l'enthousiasme. Et pour refermer avec émotion et élévation ce programme, de nouveau Bach transcrit, adapté : Choral Ich ruf' zu dir, Herr Jesu Christ BWV 639 de l'Orgelbüchlein (Petit Livre d'orgue).
 
Le lendemain après-midi, Salle Monteverdi, était proposé un « petit concert », au sens où Schütz aurait pu l'entendre : la plénitude musicale par des moyens instrumentaux et vocaux réduits à l'essentiel. Dans un programme sous-titré De l'aube au crépuscule : tournesol, l'ensemble BarrocoTout parcourut les heures diurnes et nocturnes. Ainsi L'aube et le matin au côté de Haendel : Sonates en trio avec Carlota Garcia (traverso), Izana Soria (violon), Édouard Catalan (violoncelle) et Ganaël Schneider (clavecin), entrecoupées de deux airs : « Ombra mai fu » de Serse et « Where'er You Walk » de Semele – Paco Garcia, ténor à la voix lumineuse, fruitée et d'une si naturelle présence, lequel introduisit les différentes parties en déclamant Shakespeare, Pétrarque et Molière. Pour L'après-midi, CPE Bach fut à l'honneur : étonnante Sonate « Sanguineus und Melancholicus ». Le soir et la nuit invoquèrent Monteverdi : deux airs de L'Orfeo admirablement sentis et d'une belle juvénilité, alternant avec Bonporti et Cambefort – du XVIe au XVIIIe siècles sans rupture ni hiatus, pour un juste et simple bonheur. À signaler que Barroco Tout fait partie de la promotion eeemerging 2015 (« ensembles européens émergents »), dans le cadre du programme Europe Créative de l'Union européenne, dont le but est de repérer, promouvoir et favoriser l'insertion de jeunes ensembles dans le circuit professionnel (5).
 

 

Les Ombres © Bertrand Pichène

La journée s'acheva en apothéose, dans l'abbatiale, avec non pas un mais deux concerts successifs, (vaguement) reliés sur le plan thématique par les éléments, vents et mer déchainés. Entendu notamment en 2013 dans un programme français fort inventif (M.-A. Charpentier et Te Deum de François Colin de Blamont), dans le cadre du regretté Festival Contrepoints 62, l'excellent Ensemble Les Ombres, dirigé par le flûtiste Sylvain Sartre et la gambiste Margaux Blanchard, proposait à Ambronay un rare programme mi-français, mi-anglais, agencé en deux parties subtilement équilibrées, éclatant travail d'orfèvres. Soit l'Acte I de la soirée : La Tempête (6). Rameau et Purcell y alternèrent, pages instrumentales et vocales enrichies de deux aperçus éloquents de l'œuvre de John Eccless (v.1668-1735), seul Master of the King's Musick de l'histoire anglaise à avoir servi quatre monarques, outre une riche activité au théâtre : superbe découverte (et savoureux « concert d'anges » de The mad lover).
 
Aux instrumentistes répondaient le ténor Mathias Vidal et le baryton Alain Buet. Le premier comblé d'une voix à l'impact irrésistible et intensément virtuose, avec ce genre de fréquents piano subito que l'on relève dans la jeune école, d'où certains clairs-obscurs dans la ligne de chant, mais quel éclat, quelle présence puissamment scénique à travers l'engagement vocal et corporel ; le second d'une vaillance et d'une projection toujours magnifiques, lyrique et spirituel – l'un et l'autre goûtant les mots et dialoguant à ravir, jusqu'à l'humour au énième degré de certain extrait de The Fairy Queen. Ici Les Indes galantes, Les Boréades (ébouriffante Contredanse en rondeau refermant la première partie), là The Indian Queen, Dioclesian, King Arthur et donc The Fairy Queen : prodige d'expressionnisme baroque de Now winter comes slowly. Et pour finir le sublime Music for a while d'Œdipus, les instrumentistes se retirant un à un, sauf la viole de gambe, le chant si émouvant de Mathias Vidal finissant seul suspendu dans l'espace.
 
À la vérité, cet ineffable moment de musique, savamment articulé et sous-tendu d'un sens suprême de l'équilibre musical et théâtral, aurait suffi à combler les plus exigeants – Ich habe genug, aurait dit Bach. D'autant que la seconde partie de soirée (7), consacrée à la découverte de l'oratorio Il Giona (« Jonas », Modène, 1689) de Giovanni Battista Bassani (1650-1716) sembla de prime abord beaucoup plus conventionnelle que le riche enchaînement du programme Purcell-Rameau. L'impression initiale devait toutefois changer du tout au tout sur la durée (quelques coupures dans un texte souvent bavard et un rien ampoulé), l'Ensemble Chiomo d'Oro dirigé par Pierre-Louis Rétat n'ayant eu de cesse de renouveler la portée et l'absolu plaisir d'une musique en définitive étonnamment inventive – aussi bien l'instrumentation que le chant – à défaut de témoigner d'une originalité personnalisée : sans doute plus à l'image d'une époque que d'un créateur immédiatement identifiable, comme c'est spontanément le cas de Purcell et de Rameau. Récitatifs, airs, dialogues et « chœurs » (en forme de madrigaux) permirent aux cinq solistes de resplendir : Giona, Maximiliano Baños ; Testo, Renaud Delaigue ; Speranza, Capucine Keller ; Obbedienza, Alice Kamenezky ; Atrebate, Valerio Contaldo. Mille détails mériteraient d'être évoqués, ainsi pour le rôle titre l'air Non ha trono la clemenza, petite merveille de poésie lyrique, l'air Giustissimo Nume (Aria di basso ostinato) en apesanteur sur son accompagnement éthéré de harpe, viole de gambe et orgue, ou encore l'air ultime Oh del Ciel aura serena, « con un solo violino » admirablement sonore dans l'acoustique si belle et favorable de l'abbatiale. De même les interventions impressionnantes de l'Espérance et de l'Obéissance : le bel canto baroque dans toute sa séduction. Inépuisable, le public en redemanda : les musiciens redonnèrent le Coro (Madrigale) de conclusion, hommage à Bassani en ce jour anniversaire de sa mort – il passa de vie à trépas à Bergame un 1er octobre…
 
Ces deux concerts étaient « mis en lumière ». Le premier par Nathalie Perrier (et Olivier Collin pour la « mise en espace »), les éclairages tout en douceur soulignant avant tout les musiciens en un jeu tuilé de lumières diffuses d'une sobre discrétion ; le second par David Debrinay, assisté de Bastien Pétillard, le « jeu d'orgues » lumineux revendiquant une place plus importante, jusqu'à investir l'architecture même du chœur de l'abbatiale, sans détourner l'attention de l'auditeur et en renforçant les « effets » de la partition de Bassani.

ambronay

Céline Scheen et Damien Guillon © Bertrand Pichène 
 
Retour en Italie le lendemain dimanche, en l'abbatiale, directement mais aussi via la Saxe. Le bien nommé Banquet Céleste de Damien Guillon offrit un programme intitulé Bach luminoso – une interprétation à faire rendre les armes, le public transporté d'Ambronay se sentant au septième ciel. À chacun des deux solistes vocaux revint une grande et noble page, avant d'être réunis en seconde partie. De Pergolèse, Céline Scheen fit entendre l'un des deux Salve Regina, sur un total de sept motets aujourd'hui reconnus de la plume du compositeur « napolitain ». Splendeur des aigus, medium plus feutré, pour une partie soliste d'envergure assumée avec un éclat, un charme – et un sourire – soulignant une ligne de chant stylée, engagée et à maints égards bouleversante. Le Nisi Dominus de Vivaldi qui fit suite, avec Damien Guillon contre-ténor tout en dirigeant l'ensemble, s'inscrivit dans une même approche, à l'intensité lyrique et ô combien virtuose répondant une projection d'une très singulière présence, quelle que soit la tessiture de l'instant ou sa dynamique.
 
La seconde partie fit entendre une rareté (retrouvée en 1946) qui demeure également un mystère pour les musicologues : la musique du Stabat Mater de Pergolèse adaptée par J.S. Bach au texte du Psaume 51 : Tilge, Höchster, meine Sünden (« Efface, Très-Haut, mes péchés ») BWV 1083, lequel n'a rien à voir avec le texte du Stabat Mater, cependant que le livret anonyme utilisé par Bach diffère du Psaume 51 tel que traduit dans la Bible de Luther. Les douze sections de Pergolèse deviennent quatorze chez Bach (sa propre signature musicale), cependant que les parties instrumentales passent de trois à quatre. Pour le reste, la musique de Pergolèse demeure telle qu'en elle-même, et l'on ignore tout des raisons ayant poussé Bach à cette « parodie » à l'époque même où, probablement, il travaillait à L'Art de la Fugue.
 
On avait pu faire connaissance avec cette étrange recréation du Stabat Mater le plus célèbre de l'ère baroque dans la version de Martin Gester et de son Parlement de Musique (8), le chef, organiste et éminent musicologue ayant choisi d'ajouter aux cordes (un instrument par partie) deux hautbois et basson colla parte, selon l'usage courant à l'église, renforçant ainsi la densité harmonique des timbres. À Ambronay, l'aérienne restitution du Banquet Céleste fit appel aux cordes seules, vives et toutes pour ainsi dire d'un grain individualisé, cependant que le « problème » de la langue allemande sur une musique si foncièrement italienne trouvait sa résolution dans une légèreté de touche (jamais au détriment de l'intensité) favorisant un juste milieu véritablement syncrétique. L'aspect le plus intimement exigeant pour la réussite de l'œuvre (version originale ou parodie) demeure naturellement la capacité de fusion des deux timbres solistes. C'est peu dire qu'elle fut en l'occurrence divinement optimale, quand bien même la projection d'une soprano de lumière diffère grandement de celle d'un alto masculin. L'alternance aussi bien que le dialogue fusionnel et cependant différencié des voix atteignirent des sommets de poésie, de l'élégie la plus étreignante à la joie mystique la plus radieuse, et néanmoins profondément humaine.
 
Michel Roubinet

logo signature article

Festival d'Ambronay (Ain), 30 septembre, 1er et 2 octobre 2016
 
 
(1) Académie baroque européenne d'Ambronay
academie.ambronay.org
 
(2) Centre culturel de rencontre d'Ambronay
www.ambronay.org
Le réseau européen des « Centres culturels de rencontre » compte actuellement 51 membres : 24 en France, 20 parmi les autres pays de l'Union européenne, plus 7 dans le reste de l'Europe et du monde (Australie, Brésil, Canada, Chine, Suisse, Tunisie).
www.accr-europe.org
 
(3) Concert Alarcón-Rondeau-Dunford disponible jusqu'au 3 octobre 2017 sur Culturebox
culturebox.francetvinfo.fr/musique/musique-classique/festival-d-ambronay/bach-mozart-en-trio-alarcon-rondeau-dunford-a-ambronay-244733
 
(4) Auteur de nombreux livres de référence sur Johann Sebastian Bach, il est aussi l'auteur de l'unique monographie en langue française consacrée à Carl Philipp Emanuel Bach, deuxième fils du Cantor de Leipzig et immense compositeur (Éditions Papillon, 2013)
www.editionspapillon.ch/index.php/melophiles/xviiie-siecle/carl-philipp-emanuel-bach
 
(5) eeemerging
residences.ambronay.org/eeemerging/r67.html
 
(6) Concert La Tempête / Les Ombres disponible jusqu'au 2 octobre 2017 sur Culturebox
culturebox.francetvinfo.fr/musique/musique-classique/festival-d-ambronay/la-tempete-par-l-ensemble-les-ombres-au-festival-d-ambronay-246403
 
(7) Concert Il Giona / Chiome d'oro disponible jusqu'au 2 octobre 2017 sur Culturebox
culturebox.francetvinfo.fr/musique/musique-classique/festival-d-ambronay/jonas-de-bassani-par-l-ensemble-chiome-d-oro-a-d-ambronay-246411
 
(8) CD Radio France, collection Tempéraments, 2000.
 
 
 
Site Internet :
 
Festival d'Ambronay
festival.ambronay.org
 
 
Photos © Bertrand Pichène

Partager par emailImprimer

Derniers articles