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3 Questions à Ismaël Jordi, ténor – Débuts à la Bastille

Actuellement à l’affiche de La Traviata à la Bastille, le ténor espagnol Ismaël Jordi a bien voulu répondre à nos questions. Heureux de débuter dans ce théâtre qu’il considère comme l’un des meilleurs, cet élève d’Alfredo Kraus nous parle du rôle dans La Traviata, de son métier et de l’avenir avec élan et sincérité.

Après avoir débuté à Paris au Châtelet en 2006 et à l'Opéra comique en 2010, vous foulez pour la première fois les planches de la Bastille avec Alfredo de La Traviata. Comment vivez-vous ce moment, étiez-vous impatient d’y arriver et si oui pour quelles raisons ?

Ismaël JORDI : Il s’agit pour moi d’un moment très important de ma carrière : chanter à Paris sur l’une des plus prestigieuses scènes du monde ne peut pas passer inaperçu. Londres, New York, La Scala, Vienne et La Bastille comptent parmi les places les plus emblématiques, même s’il y en a d'autres. J'ai chanté au Châtelet, à l'Opéra Comique, je débute à la Bastille, il ne me reste plus que le Théâtre des Champs-Elysées – j’ai hâte ! Je suis à la fois très heureux et très fier.
Je ne peux pas dire que je me sois préparé différemment et d’ailleurs je ne pense pas que cela soit nécessaire, ce doit être équivalent ; certes je fais mes débuts sur cet immense plateau, mais avec un rôle que je connais bien, celui d’Alfredo, qui correspond très exactement à mes moyens. Etant un chanteur belcantiste, un « lirico leggero », comme l’était Alfredo Kraus que j'ai eu l'opportunité de connaître et avec qui j'ai étudié, je limite la prise de risque.
J’ai récemment  débuté à Londres aux côtés de Joyce DiDonato dans Maria Stuarda de Donizetti, je chanterai prochainement Traviata au Covent Garden et cela est très stimulant. Vous savez, j’ai souvent  discuté avec Kraus ou Placido Domingo et ils m'ont toujours dit qu’avant d’être invités sur les plus grandes scènes, eux aussi ont pratiqué et appris le métier dans des opéras moins exposés. Le succès n’a pas été immédiat et pour moi il a toujours été évident qu’il me fallait être patient. Je me retrouve aujourd’hui à la Bastille au bon moment.

Vous avez la chance d’y débuter dans une oeuvre que vous connaissez bien et qui est l'un des fleurons du répertoire lyrique : diriez-vous qu'Alfredo est votre rôle fétiche, sinon une partition idéale pour un jeune ténor ?

I.J : Je dirais surtout qu’Alfredo fait partie des rôles les plus périlleux du répertoire ! Et si l’on commence à faire la liste de ceux qui l’ont interprétés et s’y sont illustrés, je pense à Kraus bien sur mais aussi à Carreras, à Arragal, à Di Stefano... comment ne pas se sentir minuscule ! Ce n'est pas le rôle que je préfère, mais le fait de le fréquenter depuis longtemps, d’avoir pu l’approcher de manière très différente en fonction des mises en scène, m’a permis de l’apprivoiser et de l’apprécier malgré tout.
Plus je le chante, mieux je le comprends et plus il me permet de me développer musicalement et artistiquement : sa fréquentation régulière m’a préparé à affronter d'autres partitions, d’envisager un répertoire plus lyrique de Lucia, à Manon, ou Romeo avant ce Werther que je dois aborder à Barcelone en 2017. Il serait idiot de ma part de m’en détacher aujourd’hui : c'est un rôle que j'espère pouvoir chanter encore longtemps et tout au long de ma carrière, car il offre de réelles satisfactions.

Cette saison vous interpréterez Alfredo à Paris dans la mise en scène de Benoît Jacquot, à Barcelone dans celle de David McVicar, à Lausanne dans celle de Jean-Louis Grinda, puis à Londres dans celle de Richard Eyre. Est-il facile de faire cohabiter vos propres idées ou convictions, de défendre une interprétation tout en suivant les directives de metteurs en scène aussi divers que ceux nommés précédemment ?

I.J. : Je ne participerai finalement pas à la série barcelonaise, mais à celle prévue pour la saison suivante. Je n'avais pas assez de temps pour travailler et apprendre la mise en scène de Mc Vicar. J'ai préféré ne pas m’engager pour une seule et unique soirée. Je suis en revanche très heureux de participer à la production présentée à Lausanne et à Londres. J'ai beaucoup chanté Alfredo et à chaque fois me suis senti aidé grâce au regard porté sur l’œuvre par chaque metteur en scène. En principe je n’aime pas que l’on m’assène des points de vues trop catégoriques : j’écoute, je réfléchis pour parvenir au meilleur résultat.
Vous savez, c’est amusant car parfois on me demande de jouer un Alfredo passionné, d’autre fois je dois être effacé, voire insignifiant et je dois faire cela avec mon physique, mon corps et ma manière d'être, qui doit demeurer naturelle. Le plus important est d’écouter les metteurs en scène nous dire ce qu'ils pensent des personnages et de faire son propre chemin : j’ai pris l’habitude de m'adapter. Ici à la Bastille où plusieurs distributions sont réunies, nous avons eu peu de temps pour travailler. Il y a quelques années je préférais de loin créer de nouvelles productions, mais aujourd’hui le fait de reprendre un spectacle ne me pose plus de difficulté : j’apprécie le fait de voir mes collègues répéter. Je les regarde, relève certains détails, ici un collègue chante un passage piano, là il reprend sa respiration, là il montre un certain agacement. J'aime ces différences d’approches qui, je veux le croire, sont importantes pour le public.
Le chef doit trouver lui aussi le meilleur équilibre, accompagner ces petites modifications, phraser avec chacun de nous, adapter son orchestre à nos voix : Francesco Meli (1) possède une voix bien plus imposante que la mienne et cependant doit trouver le moyen d’exécuter la cabalette du second acte, qui a été rétablie depuis peu et qui, même pour une voix légère, n'est pas évidente. Et puis ce contre ut qui n’arrive pas naturellement, quel danger. Je dois pour ma part le chanter et je sais que l’on m'attend au tournant.
(1) qui chante Alfredo en alternance.

Propos recueillis et traduits de l’italien par François Lesueur le 29 septembre 2014.
 
 Photo © DR

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